Quel avenir pour les démocraties modernes ?

 

Quel avenir
pour les démocraties modernes ?

 Entretien paru dans le numéro 266
du journal du CNRS, mai-juin 2012, pp.6-8.

    Lors d'un entretien mené par Stéphanie Arc, les chercheurs Yves Sintomer et Loïc Blondiaux dressent un état des lieux des systèmes politiques actuels et de ce qui pourrait être amélioré dans notre démocratie.     ⇒ En pleines élections présidentielles en France, et à quelques mois de celles des Etats-Unis, il paraît primordial d'interroger le concept de démocratie. En Occident, si tous les pays s'en réclament, n'y a-t-il pas toutefois entre eux des différences de fonctionnement ?   Yves Sintomer : Il faut d'abord distinguer les systèmes européens de celui des Etats-Unis, où l'influence de l'argent est telle qu'on peut parler de ploutocratie. Sur le continent européen, à la suite des transitions démocratiques en Europe du Sud dans les années 1970, puis en Europe de l'Est dans les années 1990, presque tous les pays ont adopté un système démocratique, au moins formellement. Certains pays, comme la Hongrie depuis quelques années, sont cependant entrés dans une spirale autoritaire. Ailleurs, les formes de démocratie sont apparentées, avec des variations mineures relatives aux systèmes électoraux, au poids respectif des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ou à la participation des citoyens à la vie politique. On peut toutefois différencier les démocraties majoritaires (France, Angleterre) dans lesquelles les coalitions majoritaires n'ont guère à tenir compte des contre-pouvoirs, des démocraties qui valorisent une représentation plus proportionnelle des opinions politiques et un système plus équilibré grâce au fédéralisme ou au poids des partenaires sociaux (Suisse, Allemagne ou pays scandinaves).   Loïc Blondiaux : Un point commun majeur est que toutes sont des démocraties représentatives, une forme de démocratie qui s'est construite à la fin du XVIII° siècle après les révolutions et s'est imposée partout. C'est un modèle qui repose essentiellement sur l'élection. Mais ce critère suffit-il aujourd'hui à qualifier un régime de démocratie, alors que le poids du citoyen sur la prise de décision par les gouvernants est de plus en plus faible ?   ⇒ Est-ce à dire que nos démocraties n'en sont pas vraiment ?   Y.S. : Comme l'a écrit le politologue Bernard Manin, nos systèmes politiques sont mixtes : ils comportent des dimensions démocratiques et d'autres qui ne le sont pas. D'une part, les élections s'y avèrent à peu près libres, les libertés de manifestation, de réunion, de presse et d'expression publique du désaccord sont garanties, et les prises de décision passent par certains moments de discussion publique. Mais, d'autre part, le pouvoir est exercé par une élite finalement peu contrôlée, dont le mode de vie et la vision du monde diffèrent de celle de la masse des citoyens. De surcroît, l'élite politique est très proche de l'élite économique et beaucoup plus sensible aux pressions des lobbys que des mouvements citoyens.   L.B. : Si on définit la démocratie par l'égale chance pour chaque citoyen d'influencer le pouvoir de décision, nos sociétés se sont considérablement éloignées de cet idéal au cours des dernières décennies. D'abord, certaines catégories de la population, comme les jeunes et les catégories populaires, sont beaucoup moins bien représentées politiquement que d'autres : moins encadrées par des organisations qui peuvent défendre leurs intérêts, elles vont aussi beaucoup moins voter. Ensuite, à un autre niveau, les gouvernements démocratiques eux-mêmes se sont laissés dessaisir d'une grande partie de leur pouvoir : la crise l'a révélé, ils n'ont par exemple plus d'emprise sur la sphère économique ...   ⇒ Nous serions donc à mille lieues de l'idéal antique, celui de la démocratie athénienne ?   Y.S. : Oui et non. D'un côté, nous vivons dans des systèmes infiniment plus démocratiques aujourd'hui. A l'époque athénienne, la majorité des habitants (les femmes, les esclaves, les étrangers) étaient exclus de la citoyenneté, les cités pratiquaient entre elles une politique impérialiste très rude, et les communautés politiques comptaient seulement quelques dizaine de milliers de personnes. D'un autre côté, chacun était à tour de rôle gouvernant et gouverné, grâce à des mécanismes comme l'assemblée générale des citoyens, qui concentrait l'essentiel du pouvoir décisionnel, le tirage au sort de la majorité des charges politiques parmi les citoyens volontaires (seuls 10% des charges publiques, les plus importantes étaient pourvues à travers l'élection), leur rotation rapide (tous les mois ou tous les ans), ou la collégialité de toutes les fonctions. La règle était qu'elles soient occupées par plusieurs personnes, contrairement aux démocraties modernes marquées par une tendance monocratique.   L.B. : La différence fondamentale réside dans le fait que le pouvoir est actuellement exercé par une classe politique professionnelle. Cette professionnalisation, selon un modèle de plus en plus proche de celui de l'oligarchie, prolonge en réalité le principe sur lequel se sont fondés les inventeurs de la démocratie représentative : tout le monde n'est pas capable d'exercer des charges gouvernementales. A leurs yeux, les représentants du peuple devraient gouverner à la place d'une opinion publique jugée versatile et dangereuse. Le régime représentatif a donc été créé à l'origine contre la démocratie antique.   ⇒ Qu'en est-il précisément de la démocratie française ?   Y.S. : La France est le seul pays d'Europe où une même personne, le président de la République, incarne la communauté politique et gouverne tout à la fois : en Allemagne, en Italie, au Portugal, le président assume un rôle moral et symbolique d'arbitre, mais le pouvoir exécutif est aux mains du Premier ministre. Il en va de même dans les monarchies constitutionnelles tels le Royaume-Uni, l'Espagne ou la Belgique. Par ailleurs, dans nos frontières, le poids du législatif par rapport à l'exécutif est particulièrement faible, et le cumul des mandats, généralisé. Notre système est vraiment très déséquilibré.   L.B. : Notre culture du pouvoir ne va pas nécessairement dans le sens de la démocratie. Des formes de prise de décision autoritaires et personnalisées s'observent à tous les niveaux, au niveau national (présidence de la République) comme au niveau local (maire). Et on observe une grande tolérance à ces dénis de la séparation des pouvoirs et à ce mépris des contre-pouvoirs. Avec cette culture de l'autorité va aussi une absence de culture des contre-pouvoirs et d'acceptation de la possibilité d'une remise en question des pouvoirs élus. La France est un exemple paroxystique de démocratie majoritaire où, lorsqu'un pouvoir l'a emporté grâce à l'élection, il peut faire ce qu'il veut. On est loin de l'idéal démocratique !   ⇒ Comment concevoir une démocratie plus ... démocratique ?   Y.S. : Il faudrait une nouvelle révolution. Non pas une nouvelle prise de la Bastille, centrée sur la conquête du pouvoir d'Etat, mais bien un changement profond des règles du jeu politique et social, du modèle de production et de développement. Cela s'est déjà produit : à partir de la fin du XIX° siècle, par exemple, l'émergence des partis de masse a favorisé l'instauration de l'Etat social. Plus concrètement, il faut en finir avec l'idée que seuls les élus, par la grâce de l'élection, peuvent incarner l'intérêt général et donc monopoliser la prise de décision. Il faudrait ouvrir le champ à des assemblées citoyennes tirées au sort ou à des organismes réunissant tous les acteurs concernés, sur le mode du Grenelle Environnement, permettre les référendums d'initiative populaire, favoriser une meilleure délibération publique, etc. Cela exige cependant que des mouvements sociaux d'ampleur fassent bouger le centre de gravité de l'agenda politique. En tout état de cause, il n'est pas réaliste de penser que le statu quo va se perpétuer indéfiniment.   L.B. : Nous devons mener trois grands types de réformes et de transformations. D'abord, il y a nécessité d'une réforme institutionnelle, qui valorise notamment le contrôle parlementaire. Il faut aussi limiter le cumul des mandats. Ensuite, il est urgent de mettre en place des mécanismes de démocratie délibérative, c'est-à-dire des lieux où la légitimité des pouvoirs institués soit mise en tension avec les demandes et les compétences des citoyens. Enfin, on ne pourra absolument pas changer de système s'il n'y a pas un réveil citoyen via des mouvements sociaux de masse, des mobilisations... Rien ne peut dire encore si ces mouvements pourront contraindre le système à s'adapter. Mais il est certain que la démocratie représentative, les institutions et les élites telles qu'elles sont ne se réformeront que si elles y sont contraintes par la rue. Quelques mouvements comme Occupy Wall Street ou les Indignés se sont d'ores et déjà mobilisés tout en étant fortement réprimés, car il y a un vrai danger derrière cette critique de la représentation. Mais, en Europe occidentale, ces mouvements ne sont pas encore d'une ampleur suffisante pour enclencher cette spirale vertueuse de changement institutionnel et politique.   ⇒ Enjeux climatiques, défis socio-économiques... N'est-ce pas à l'échelle internationale que les choses se jouent aujourd'hui ?   Y.S. : En effet, ces défis sont planétaires. Or la politique démocratique depuis les révolutions du XVIII° siècle était essentiellement liée à un cadre national. Celui-ci s'avère insuffisant pour réguler les marchés financiers internationaux ou lutter contre le réchauffement climatique. Il faut donc inventer d'autres dynamiques politico-institutionnelles, notamment en ouvrant les instances de négociation internationales aux acteurs de la société civile, et pas seulement aux gouvernements et aux élites économiques.    L.B. : Jusqu'à présent, la démocratie a été associée à une communauté qui se pense comme telle, à l'échelle de la cité ou de la nation. Aujourd'hui, on a rien de tel au niveau global ni même l'imagination de ce que cela pourrait être. La question est donc : faut-il penser une assemblée mondiale qui reproduirait la logique de l'élection et de la représentation, ou inventer une démocratie cosmopolitique d'un autre type ?      
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