Présentation du Gis
Le renouvellement 2023-2027 du Gis Démocratie et Participation La participation démocratique par temps sombres
Depuis la création du Gis Démocratie et Participation, les enjeux massifs des diverses transitions énergétique, écologique, numérique, le défi de l’éradication de la grande pauvreté (Objectif 1 du programme de développement durable à l’horizon 2030 de l’ONU), redistribuent les débats sur le politique, redessinent la citoyenneté et ses pratiques, réinterrogent l’égalité et la justice sociale. Il faut y voir d’un côté, une accumulation de processus destructeurs, de franchissement de seuils qui bouleversent nos sociétés : changement climatique accéléré et perte massive de biodiversité ; persistance à long terme de la grande pauvreté et d’un niveau élevé de chômage et attaques sans précédent contre les droits sociaux et les services publics ; poussée des régimes autoritaires et des idées d’extrême droite, mouvement auquel contribue l’islamisme radical ; contrôle de l’Internet par des firmes mondiales, débouchant sur l’extension de la surveillance des populations et des individus ; répression sévère des mouvements sociaux et attaques contre les libertés associatives et les libertés académiques… Ces enjeux — la pandémie de Covid 19 en a souligné l’acuité — affectent l’ensemble des mondes sociaux et mettent à mal toutes les institutions qui régulent la vie sociale, y compris la recherche scientifique, et sapent les bases sociales et psychologiques de la vie démocratique. D’un autre côté, ces mêmes processus nourrissent la revendication d’« une démocratie réelle maintenant ! » : pas un pan ou champ de la vie politique, sociale et économique n’échappe aux conflits et luttes sur ce qu’est « faire société » et « décider en démocratie », et de multiples expérimentations se déploient pour y donner sens, mettant l’accent sur la démocratie comme forme de vie.
Face à ces contradictions inédites dans leur contenu et leur ampleur, les sciences humaines et sociales sont dans la tourmente, attaquées de diverses parts dans leur capacité à produire des connaissances scientifiques valides sur les processus en cours, mais également trop à l’étroit dans les découpages disciplinaires qui peinent à embrasser la globalité des phénomènes et leur complexité. Le précédent renouvellement du Gis avait pointé l’urgence démocratique quand l’idée se répandait que gouverner avec le peuple est compatible avec la fascination pour l’autorité ou le déploiement de la surveillance participative, pas seulement en ligne. Aujourd’hui, poser le diagnostic que la démocratie est à refaire ne suffit plus : la responsabilité de penser les réponses démocratiques que la société peut elle-même se donner implique de nouvelles alliances à construire. Le renouvellement du Gis Démocratie et Participation 2023-2027 s’inscrit dans cette perspective.
Six axes structurant l’activité du Gis
Le renouvellement n’est pas une reconduction à l’identique mais implique une transformation à la fois dans les orientations de recherche et la composition des partenaires. Le Congrès 2022, « La démocratie par temps sombres », a inauguré du 23 au 25 novembre 2022, à la MSH Paris Nord les nouvelles orientations du Gis pour cette convention 2023-2028. Alors que jusqu’ici, le Gis a fonctionné sans axe, la profondeur des questions à traiter et la nécessité de mieux répartir les charges d’animation de l’activité du Gis, conduisent à organiser celle-ci en plusieurs axes structurant l’animation de la recherche. Six axes sont retenus, marquant une forte évolution thématique.
1. Institution(s) et pouvoir citoyen
Les relations, les circulations et les tensions entre les dynamiques d’institutionnalisation des formes de participation et la reconnaissance d’un pouvoir citoyen autonome vis-à-vis des institutions étatiques appellent un approfondissement de l’analyse. On sait que l’institutionnalisation comporte des risques (dépolitisation, absorption de la critique, etc.) mais elle constitue également, dans une pensée qui se saisit de la dialectique entre instituant et institué, un potentiel d’approfondissement de la démocratie. Des formes instituées de participation peuvent par exemple venir modifier en profondeur les imaginaires, en permettant l’institutionnalisation de pratiques plus démocratiques, voire des évolutions de l'action publique.
Il s’agit premièrement de poursuivre la réflexion sur les conditions, les mécanismes et les effets de l’institutionnalisation de dispositifs participatifs par les pouvoirs publics. Au-delà de l’analyse internaliste ou procédurale des usages et effets de la participation instituée, il convient d’envisager les rapports de force politiques et institutionnels qui la conditionnent. Dans quelle mesure des dispositifs participatifs impulsés par les pouvoirs publics peuvent-ils modifier, réagencer, transformer la division du ;travail politique ? Faut-il ne voir dans la participation instituée, à l’instar du Grand débat national, qu’un moyen d’acceptabilité sociale et de légitimation politique de gouvernants fragilisés par des contestations sociales, ou ces instruments peuvent-ils constituer, et à quelles conditions, des vecteurs de démocratisation de l’action publique ? La professionnalisation de la participation l’a- t-elle fait durablement se muer en instrument de gouvernement, et en simple inflexion communicationnelle de la démocratie représentative ? Plus largement, il s’agit d’approfondir la compréhension de la manière dont, le cas échéant, les dispositifs ou initiatives institutionnelles viennent réinterroger des fondamentaux de la démocratie comme la question de la représentation, ou le lien à la décision, par exemple avec la multiplication de formes de conventions citoyennes. qui se multiplient dans un contexte d’accroissement des inégalités économiques et environnementales ?
Un autre enjeu de cet axe est d’analyser les formes d’autonomie de la société civile, dont les expérimentations peuvent se traduire par des dispositifs identifiables de participation. Mais celles-ci peuvent aussi s’inscrire dans un quotidien politique, dans une démocratie du faire, dont les canaux sont plus fluides, inscrits dans l’ordinaire des interactions, des discussions et des pratiques ici et maintenant. Comment saisir les effets de politisation de ces formes quotidiennes ? Comment les expérimentations conduisent-elles à des formes de reconnaissance du sens que leurs initiateurs et initiatrices leur ont donné ? À quelles conditions ces expérimentations ascendantes, s’inscrivant dans la philosophie de l’empowerment, permettent-elles l’inclusion des acteurs et actrices dominées et marginalisées du jeu politique, à commencer par les classes populaires ? Dans quelle mesure la prise en compte des formes plurielles de domination – de classe, de genre ou de race – complexifie- t-elle l’analyse de ces processus démocratiques ? Comment tenir ensemble la dimension subjective de la participation et les conditions matérielles et structurelles qui la rendent possible et la contraignent ? Quand, sur quelles dimensions (stratégiques, financières, décisionnelles…) rester autonomes est-il essentiel ? Comment penser les contributions démocratiques de formes de contre- pouvoir, et leur reconnaissance y compris en termes de financements publics par exemple ?
Si la question des dits « publics éloignés » appelle à poursuivre les réflexions sur les formes permettant l’inclusion de la diversité des acteurs et actrices, la « non-participation » renvoie également à des formes de contestation radicale des formats démocratiques existants. Il convient donc de poser à nouveau frais la question de la place des collectifs et associations militantes (vs des formes plus individualisées de participation), et plus globalement celle des formes contemporaines de (dé)politisation à l’œuvre dans ces pratiques et engagements Observe-t-on des formes d’individuation et/ou la constitution de nouveaux liens collectifs en leur sein ? Des formats de participation faisant appel à des citoyens et citoyennes atomisées (comme les panels citoyens) débouchent-ils sur l’émergence de collectifs ?
Plus largement, il s’agit d’envisager les circulations et effets réciproques entre dispositifs institutionnels et pratiques citoyennes. Dans quelle mesure l’offre privée ou civile (associations, fondations, entreprises) de participation reproduit-elle les écueils de la participation instituée ? Les expérimentations d’empowerment ou de développement du pouvoir d’agir, et plus largement les formes ascendantes de participation, contribuent-elles à la reproduction de la domination politique ou à sa subversion et à quelles conditions ? Quels déplacements la multiplication et l’institutionnalisation des expérimentations démocratiques ces dernières années invitent-elles à opérer quant à notre façon de concevoir le fonctionnement du gouvernement représentatif et du système politique ? Alors que les travaux se multiplient pour tenter de conceptualiser un éventuel système délibératif, quelles places y occupent les expérimentations démocratiques et diverses formes de participation citoyenne ?
2. Écologiser la démocratie, démocratiser l'écologie
Les tensions contemporaines entre autoritarismes et démocratisation se donnent à voir avec une acuité particulière sur les questions environnementales, écologiques et climatiques. Les mobilisations environnementales avaient conduit à l’affirmation à l’échelle internationale de droits nouveaux à l’information, la participation et l’accès à la justice (Art. 10 de la convention de Rio, Convention d’Aarhus puis d’Escazù, charte de l’environnement), qui semblaient tracer la feuille de route d’une démocratie environnementale. Or, cette perspective est en butte aujourd’hui à de multiples régressions du droit de l’environnement, à la répression des mobilisations pour la protection de l’environnement et à l’affaiblissement des institutions garantes des droits à l’information et à la participation et même de limitation des recours contentieux. Plus fondamentalement, les capacités des démocraties à faire face aux problèmes écologiques globaux sont questionnées par des appels à des solutions autoritaires préconisant plus ou moins explicitement la « suspension » de la démocratie en situation de « guerre » contre le réchauffement climatique, quand, à d’autres échelles, le traitement d’urgence de certaines crises environnementales ou sanitaires peut donner lieu à des mesures d’exception. Les institutions de protection de l’environnement – pourtant souvent critiquées - deviennent dans de nombreux contextes un bien commun à défendre.
Ce contexte ouvre la perspective de travaux qui questionnent, à différentes échelles, ces tendances et les replacent dans une perspective internationale : comment saisir les tensions entre politisation et dépolitisation des enjeux environnementaux ? En effet, le couplagee entre participation et transition écologique est aujourd’hui discuté, d’autant plus que les coûts sociaux et environnementaux de stratégies unilatérales d’adaptation – ou de mal-adaptation – au changement climatique de certaines activités, groupes ou territoires sont susceptibles de produire de nouvelles inégalités et injustices environnementales. De nombreuses analyses dans différents domaines de la gestion environnementale ont conduit à des conclusions pessimistes sur les effets de la participation. Si celle-ci peut offrir des espaces d’influence et de résistance face à certains porteurs d’intérêt, d’autres travaux ont identifié de nouvelles formes d’inégalités environnementales liées à l’accès aux dispositifs participatifs et d’éducation à l’environnement, ou la mise en place d’une ingénierie environnementale dépolitisant les enjeux. Pourtant, la mobilisation des Gilets jaunes a remis sur le devant la scène l’acceptabilité des coûts de la transition écologique et la nécessité d’en débattre. La Convention citoyenne pour le climat a constitué une expérimentation démontrant la capacité de citoyens et de citoyennes tirées au sort à s’emparer des enjeux politiques les plus complexes et de proposer des solutions efficaces dans un esprit de justice sociale, malgré leur très faible reprise par le gouvernement et le Parlement. Dans le cadre de processus délibératifs méthodiques, les citoyens peuvent-ils construire des réformes politiques d’envergure pour la transition écologique ?
Dans le même temps, de nombreuses mobilisations environnementales adoptent de nouveaux répertoires d’actions (action de groupe, contentieux climatique, revendications de droits pour la nature, occupations et ZAD, lutte contre les projets dits « inutiles et imposés ») qui constituent pour des groupes affichant des intentions politiques diverses des modalités d’ancrage de luttes et de « montée en particularité ». Comment qualifier les innovations démocratiques associant les citoyens à la gouvernance des enjeux écologiques et les institutions d’une démocratie écologique ? Comment analyser la diversité des formes d’engagement dans la transition écologique, des pratiques et des intentions politiques qui les animent, ainsi que les formes d’essaimage et de maillage produites par ces expérimentations ? Comment saisir les relations entre expérimentations locales et contextes institutionnels, entre institutionnalisation, instrumentalisation et résistance ?
L’engagement des citoyens ouvre lui aussi des chemins extrêmement divers pour la transition écologique. Les magasins gratuits, les ressourceries, les coopératives citoyennes d’énergie, les coopératives d’habitat partagé, les épiceries sociales, les fermes urbaines, les écovillages, les communs numériques…, et autres innovations pour transformer le lien agriculture-alimentation, la relation aux déchets, l’habiter ou les usages d’Internet, semblent brouiller les séparations traditionnelles entre activités économiques, trajectoires individuelles, action collective et politisation. Les références à une démocratie du faire ou un environnementalisme du quotidien mettent l’accent sur les valeurs d’égalité et d’individualité, d’autonomie et de solidarité, d’auto-organisation et d’horizontalité, de sociabilité, d’ajustement des activités aux capacités de chacun, d’échange de pratiques et de savoirs. Certaines de ces expériences deviennent de réelles expérimentations démocratiques développant le « pouvoir d’agir » d’habitants et d’habitantes de centres urbains, de quartiers populaires ou de villages ruraux pour inventer et réinventer des modes de gestion des communs, politiser la vie quotidienne voire renouveler les formes de représentation politique.
Ces mouvements construisent de nouvelles voies pour représenter la nature et promouvoir le souci du long terme et la justice écologique. Quels sont les imaginaires et les émotions politiques et démocratiques liées aux transitions écologiques ? L’exercice d’une citoyenneté plus directement liée à la défense de l’habitabilité de la planète, l’élargissement de la communauté politique au-delà des humains pour prendre en compte les générations futures et les communautés non humaines qui ne peuvent pas se représenter elles-mêmes, ouvrent en retour de nouvelles questions démocratiques et réclament de nouvelles institutions délibératives à inventer à toutes les échelles des politiques publiques.
3. Produire démocratiquement des savoirs
La question de la dimension démocratique de la production des savoirs et des connaissances est clairement posée par les collectifs citoyens ou mouvements sociaux qui interpellent les pouvoirs publics ou élaborent des alternatives au sein d’expérimentations. Il s’agit dans un premier temps de réfléchir à l’érosion de la légitimité des savoirs scientifiques, aux modalités de leur construction, mais aussi aux obstacles dressés à l’encontre des collectifs citoyens souhaitant contribuer à la production de connaissances sur la société. Il s’agit également d’explorer à la fois la recherche scientifique comme action citoyenne et démocratique dans ses modalités de dialogue et d’ouverture ; et les apports de la reconnaissance d’une diversité de savoirs et/ou de modes de production de savoir dans la production des connaissances (épistémologies féministes, épistémologies des Suds). Dans les expérimentations citoyennes, on assiste fréquemment à la réhabilitation de savoirs vernaculaires qui avaient été confisqués avec le développement du capitalisme et du patriarcat, comme avait pu être observé le déploiement de savoirs citoyens dans le domaine de l’urbanisme. La crise pandémique a rendu d’autant plus cruciales les analyses sur les capacités des personnes vulnérables, des habitants et habitantes des quartiers populaires, des personnes en situation de handicap, etc., à exprimer ces savoirs et à être considéré·es comme des citoyens et des citoyennes à part entière.
Par ailleurs, le regain des recherches participatives témoigne d’un retour d’intérêt pour les formes de recherche-action développées dans les années 1970, qui pour certaines proposaient une lecture radicale des rapports entre production des connaissances et inégalités sociales, en appelant à « briser le monopole dans la production de connaissances ». Ce mouvement s’inscrit dans un contexte de crise de la démocratie représentative et de questionnement sur les fondements et la légitimité du savoir scientifique, révélant ou actualisant des enjeux de pouvoir et de légitimité entre différentes sources de connaissances. Toutefois, les recherches participatives se développent sans constituer un ensemble homogène, tant la variété des projets et des méthodes est grande, avec des démarches plus ou moins critiques de coproduction de connaissances, et une pluralité d’enjeux politiques, épistémologiques, méthodologiques et éthiques. Dans quelle mesure les expérimentations en matière de recherche participatives interrogent-elles la justice, les inégalités, la démocratie, à travers la question des formes de coproduction des savoirs ? Quels sont les fondements épistémologiques, les déclinaisons et les effets des démarches de croisement des savoirs, de recherche-action collaborative, d’écologie des savoirs ? Permettent-t-elles d’alimenter les imaginaires démocratiques et de susciter la confrontation démocratique entre des choix de société ?
Il semble alors crucial de poursuivre les travaux sur les recherches participatives, collaboratives, sur les moyens de produire de la connaissance autrement, sur les liens entre connaissance et action. A cet égard, la question de la place et des évolutions des médias, d’internet, y compris dans les expérimentations participatives, mérite d’être posée sous l’angle de la production et de la circulation de connaissances. On assiste à un retour de débats entre des positions opposant « radicalisation » ou recul de la rationalité d’une part et raison, science et objectivité d’autre part. Ce débat se déploie dans un contexte d’érosion de la légitimité des savoirs scientifiques. Les sciences sociales sont régulièrement accusées dans l’espace public, y compris par les institutions, d’être partisanes. Elles sont fragilisées sur le plan symbolique comme sur le plan budgétaire. Les conditions de production de savoirs critiques sont clairement posées. Dans le même temps, on assiste au développement des fake news, amplifiées par leur circulation sur les réseaux sociaux. La question des savoirs ouvre ainsi aux modalités démocratiques de fabrique et de discussion sur l’expertise, les connaissances, le consensus scientifique. Comment sont construits les faits sur lesquels on débat, on s’organise collectivement en société ? Peut-on délibérer quand tout le monde ne partage pas la même définition de la réalité ? Qui participe à l’enquête, quels savoirs sont convoqués dans la fabrique des indicateurs, des controverses, des faits ? Quelles régulations et quelles discussions sur la construction de connaissances se déploient-elles dans la société, en premier lieu au sein des réseaux sociaux ?
4. Démocratiser l’économie et le travail
On ne peut étudier la démocratie sans s’intéresser à ses modalités matérielles de déploiement, tant au sein du monde de l’entreprise que des organisations de la société civile, quand la revendication de démocratisation du travail se fait plus fortement entendre. Les débats ouverts sur l’» uberisation » de la société, sur l’» économie de plateforme », se structurent autour de l’opposition entre le collaboratif et le coopératif (formes collaboratives de consommation vs formes coopératives de production) et soulèvent la question des valeurs qui sous-tendent ces nouvelles formes économiques. L’ambition d’une démocratisation de la société par la participation a rapidement imposé comme condition sine qua non la réforme profonde de la subordination salariale. Par ailleurs, les débats sur les rapports entre travail et emploi ou sur la question des activités utiles à la société, particulièrement mises en lumière par la crise sanitaire, interrogent fondamentalement la participation.
La circulation des rhétoriques et expérimentations participatives dans les pratiques managériales et les réformes du code du travail ou les réappropriations concurrentes du terme de « démocratie sociale » interroge à nouveaux frais le lien entre participation, entreprise et capitalisme. Ces évolutions rappellent notamment que le rapport au travail est une dimension constitutive de la citoyenneté : l’expérience de la subordination, de l’exploitation mais également des solidarités collectives et des résistances façonnent le comportement politique des individus. S’agit-il alors de repenser la gouvernance des entreprises ou de favoriser le management participatif ? D’expérimenter des formes plus radicales de coopération économique égalitaire, y compris en sortant du statut salarial ? L’affaiblissement des contre-pouvoirs syndicaux et des capacités de résistance des travailleurs et des travailleuses salariées signifie-t-elle une dé-démocratisation des entreprises ? A quelles conditions et jusqu’où le fonctionnement même des entreprises est-il en mesure d’atteindre une forme de démocratie qui subvertisse concrètement les limites que lui assigne habituellement le capitalisme (rapport de subordination, arbitraire patronal, division du travail, recherche illimitée de profits) ?
Au-delà du secteur marchand, il convient de s’interroger sur la façon dont les modalités de financement de la participation (en particulier les expériences démocratiques, les associations et ONG), via le rôle des pouvoirs publics, des fondations philanthropiques ou du crowdfunding structurent leur autonomie et leur rapport au politique. Comment se pense aujourd’hui le financement, entre réaffirmation du caractère démocratique de la subvention face à son instrumentalisation dans les relations entre institutions publiques (ou privées) et monde associatif ou mobilisations ? Comment les enjeux économiques et financiers viennent-ils impacter les processus électoraux eux-mêmes, que ce soit par les moyens directs dont disposent les candidats et candidates ou par l’influence croissante de puissants empires financiers et médiatiques dans le débat public ?
Avec ce nouvel axe, le Gis se propose de déployer une approche des conditions matérielles de la participation en étudiant tant de nouveaux espaces – privés – d’expression que les conditions économiques d’épanouissement ou d’épuisement démocratiques.
5. La participation, entre démocratisation et autoritarisme
La dernière décennie a été marquée par l’évolution plus ou moins brutale de nombreux régimes vers des formes qualifiées d’autoritaires ou illibérales. La dé-démocratisation est clairement à l’œuvre dans l’Inde de Modi, le Brésil de Bolsonaro ou les Etats-Unis de Trump, pour ne citer que quelques exemples. Des régimes qualifiés de démocratiques ont ainsi pu connaître des attaques contre la liberté de la presse et les journalistes ou l’autonomie des juges. Ceci s’accompagne de la criminalisation des lanceurs d’alerte, la répression violente des mouvements sociaux ou encore la restriction des libertés associatives et académiques. Ce faisant, c'est la séparation des pouvoirs qui se trouve fragilisée, comme la place qu’occupent les contre-pouvoirs et plus largement la critique en démocratie. On a ainsi vu apparaître de nouvelles catégories de régimes politiques telles que « l’autoritarisme compétitif », les « démocraties illibérales » ou les « autocraties électorales », qui soulignent la nécessité de questionner les associations habituelles entre démocratie, élections et pluralisme. Ces phénomènes, loin d’être cantonnés aux Sud, comportent une dimension globale et transnationale. En effet, au-delà du cas chinois, qui montre la parfaite compatibilité entre autoritarisme et démocratie participative au niveau local, une série de travaux récents invitent à se déprendre de certitudes visiblement infondées concernant la qualité démocratique des « grandes démocraties ». La pandémie de Covid19 n’a fait que confirmer leur vision pessimiste. Ce contexte oblige à repenser les relations entre démocratie et participation.
Plusieurs phénomènes contemporains nous rappellent en effet que la participation, entendue comme engagement et mobilisation des citoyens et des citoyennes, et notamment de celles et ceux dits « ordinaires » (ni élu·es, ni militant·es), dans le débat public et l’action collective, peut nourrir le fascisme tout autant que la démocratie. Ainsi la surveillance participative, exercée de façon horizontale et sur une base volontaire, s’observe aussi bien en ligne que dans de multiples formes de vigilantisme qui se déploient notamment dans les villes, et s’articule à des formes de surveillance plus verticales et/ou dictées par des logiques néo-libérales. Ainsi également de la haine, la polarisation et la désinformation qui s’épanouissent sur les réseaux sociaux. Il convient également de s’interroger sur l’articulation de ces phénomènes. En particulier, peut-on penser ensemble – comme les deux piliers d’une même gouvernementalité néo-libérale – l’institutionnalisation de la démocratie participative et la répression des mouvements sociaux ?
Face à ce constat, le Gis cherchera à mieux comprendre à quelles conditions la mobilisation, l’expression, la communication horizontales peuvent nourrir des dynamiques démocratiques, ou au contraire anti-démocratiques. Si les procédures (élection, consultation, discussion) sont neutres, cela implique-t-il un retour à une définition plus substantielle de la démocratie, et donc des analyses plus attentives aux valeurs et aux normes promues à travers, et au-delà, des procédures ? Et dans ce cas, comment éviter de retomber dans l’écueil d’une perspective excessivement normative, eurocentrique et abstraite ?
6. Plateformes et participation numérique
Depuis plus de vingt ans, institutions, partis politiques et mouvements sociaux cherchent à numériser leurs pratiques militantes et organisationnelles afin de dynamiser la participation citoyenne, au moyen d’outils consultatifs mais aussi participatifs. Cet axe se propose d’analyser ce phénomène à travers plusieurs questionnements : qui sont les acteurs qui portent les plateformes, les applications participatives et les systèmes de vote électronique ? Dans quelle mesure la dématérialisation a-t-elle élargi la participation ou au contraire exclu certains publics ? Quels sont les apports de la théorie politique pour appréhender les plateformes numériques en ligne ? Le modèle habermassien de la délibération dans l’espace public a-t-il encore un rôle à jouer ? Dans quelle mesure l’essor des Big Tech contribue à l’approfondissement de la crise démocratique ?