Les apprentissages de la participation : regards croisés sur un dispositif institué et une mobilisation contestataire

   

SEGUIN Laura, Les apprentissages de la participation : regards croisés sur un dispositif institué et une mobilisation contestataire, thèse de doctorat en Aménagement de l'espace et urbanisme, Université François Rabelais de Tours, 2016

 

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Résumé de la thèse

Dans le domaine environnemental, la citoyenneté peut s’exercer tant dans des dispositifs de participation destinés à inclure l’ensemble des citoyens dans les prises de décision, que dans des mouvements de contestation voire de résistance à des projets d’aménagement ou à certains usages de l’espace. Ces deux types d’expériences participatives constituent pour ceux qui y prennent part – citoyens, acteurs associatifs, élus, professionnels des politiques publiques – de véritables lieux d’apprentissages politiques. Par l’exploration ethnographique d’une procédure institutionnalisée de participation (une conférence de citoyens sur la gestion de l’eau) et d’une mobilisation contestataire (contre le gaz de schiste), ce travail identifie d’une part ce que la diversité des acteurs – citoyens et acteurs des politiques publiques – apprennent, et d’autre part les modalités par lesquelles ils apprennent. Pour cela, j’ai croisé des travaux de sociologie et de sciences politiques avec les apports théoriques des sciences de l’éducation, encore peu mobilisés dans les recherches sur la participation. Je me suis notamment intéressée aux outils de l’éducation populaire, de plus en plus sollicités au cours d’expériences participatives, pour les analyser sous l’angle de leurs visées et modalités pédagogiques.

La première partie présente le cadre théorique dans lequel s’est construite la recherche. Elle explore tout d’abord les relations complexes entre conflit et participation, mouvements sociaux et démocratie participative, montrant qu’il ne s’agit pas de deux pratiques politiques totalement opposées, mais qu’il existe en réalité autant de distinctions que de filiations historiques et théoriques entre les deux. Faisant état des débats entre penseurs de la démocratie délibérative et ceux de la démocratie agonistique, mon travail s’inscrit finalement dans la lignée des penseurs actuels d’une hybridation entre ces deux univers politiques, formulant l’hypothèse selon laquelle il est possible de concevoir « une pratique et un modèle agonistique de démocratie délibérative »1 , ou des formes de « contre-pouvoir délibératifs»2 . Une hypothèse qui existe donc déjà dans les recherches, mais dont les démonstrations empiriques demeurent inachevées. Il s’agit donc là de la première ambition de cette recherche, qui est d’opérer un regard croisé entre dispositif institué de participation et mobilisation contestataire. Au-delà de l’intérêt scientifique, le défi est également celui de décentrer le regard qui s’est largement porté, ces dernières décennies, sur les dispositifs institués de participation, renforçant au sein des recherches l’invisibilité dont sont victimes, dans l’espace public, des pratiques de citoyenneté sortant des cadres institutionnels de participation.

La seconde ambition de ce travail est de saisir les expériences participatives à travers les situations d’apprentissages qu’elles génèrent pour les acteurs y prenant part. Une revue de la littérature montre que la majorité des travaux ayant cherché à évaluer les effets de la participation sur les acteurs se sont heurtés à un écueil majeur : la difficulté d’établir un lien de causalité véritable entre l’expérience participative et ses effets. Cela conduit à mettre en question la pertinence même de cette recherche : comment déterminer avec certitude que tels effets sont attribuables à tel épisode participatif ?  Partant de ce constat, la proposition de ce travail est de centrer le regard sur le cours de l’expérience de participation, et non uniquement sur ses « produits » identifiables après coup. Partir de l’expérience permet de renforcer le lien jusqu’alors resté fragile entre épisode participatif et effets. La notion d’apprentissage est ici apparue comme capitale, puisqu’elle désigne justement ce processus de formation et de transformation des acteurs, de leurs savoirs, savoir-faire, représentations, ou même attitudes. Certains travaux ont déjà eu recours à la notion d’apprentissage pour désigner ce qu’apprennent les acteurs, mais peu pour désigner un processus, c’est-à-dire pour en examiner les modalités concrètes. Cela m’a conduit à mobiliser des outils théoriques provenant des sciences de l’éducation, et qui donnent à voir les différentes manières de concevoir l’acte d’apprendre.

La seconde partie détaille les deux terrains d’étude et le cadre comparatif dans lequel ils s’articulent. La genèse de la conférence de citoyens sur l’eau comme celle de la mobilisation contre le gaz de schiste sont l’occasion de présenter les « entrepreneurs » et « artisans » de participation et de poser les contextes dans lesquels leurs entreprises prennent place. Comment et pourquoi des acteurs d’horizons divers se retrouvent-ils pourtant dans une même tentative de mise en oeuvre et « mise en scène » de la participation ?  Comment construisent-ils les « décors » dans lesquels des publics sont invités à participer ?  Un détour par les coulisses de la fabrique de la participation donne à voir cette rencontre d’acteurs aux cultures politiques et professionnelles divergentes, dont l’action commune a dû être négociée parmi des objectifs parfois contradictoires assignés à la participation citoyenne. Les observations et interviews rendent compte des tensions entre conflit et participation qui les animent, de leurs hésitations et de leur capacité critique. Quant aux citoyens prenant part à ces arènes, l’analyse évite le piège réductionniste qui consisterait à prendre pour acquis leur statut de citoyen « ordinaire » ou « lambda ». Bien que cette figure soit fortement présente dans les représentations – notamment parmi les élus – elle n’est pas observable empiriquement. Il existe en réalité une diversité des formes de « concernement » ou d’engagement des individus, qui créé une continuité entre l’épisode participatif et les autres moments de leur vie.

La présentation préalable des terrains d’étude permet de contextualiser utilement les enjeux épistémologiques et méthodologiques de ce travail présentés ensuite en fin de seconde partie. La justification du choix des terrains est l’occasion d’opérer un retour réflexif sur la manière dont j’ai été conduite à investir ces cas d’étude. Cela mène à inscrire cette thèse au sein de la structuration des recherches sur la participation, dans lesquelles les dispositifs participatifs sont souvent « offerts » aux chercheurs sollicités pour les observer, tandis qu’investir une mobilisation contestataire ne relève généralement pas d’une sollicitation de la part des mobilisés, et place le chercheur dans une situation d’enquête a priori moins « confortable ». Sont ensuite présentés les outils de l’enquête ethnographique utilisés dans cette recherche : l’observation participante et les entretiens semi-directifs avec la diversité des acteurs prenant part à ces expériences. C’est également l’occasion d’une analyse réflexive de la place et du rôle que j’ai pu jouer au sein de ces deux terrains, ainsi que de la nature des relations qui se sont établies avec les acteurs. Les manières dont cette recherche a été perçue par ces derniers font l’objet d’une attention particulière : comme support de connaissance, moyen de valorisation voire de légitimation de l’action. Enfin, je reviens sur la façon dont a été pensée l’utilité sociale de cette recherche, sa restitution, voire sa construction avec les acteurs rencontrés, par la réalisation d’un film de recherche sur la conférence de citoyens.

La troisième partie entraîne le lecteur au coeur des expériences participatives étudiées. Sont explorés les modalités d’apprentissage du conflit puis celles de la construction d’accords collectifs, mettant en évidence l’imbrication des dimensions agonistiques et délibératives. Tout d’abord, le conflit se trouve au coeur de la délibération : loin d’être exclu des procédures basées sur l’idéal délibératif, celles-ci peuvent au contraire favoriser l’émergence du débat conflictuel. Au cours de la conférence de citoyens, j’ai identifié un apprentissage du conflit sur l’eau par des modalités délibératives, montrant comment les outils et dispositifs d’échange pouvaient avoir un rôle de conflictualisation, au sens de reconnaissance des clivages, des « camps » en opposition. C’est par exemple l’objectif d’un jeu de rôle où les participants incarnent les différents usagers du territoire et expérimentent les conflits d’usage de l’eau et leur difficile conciliation. Ce processus, que j’ai appelé « instruction du conflit », en m’inspirant du travail d’Alexia Morvan sur l’éducation populaire, s’identifie également dans le cas du mouvement ardéchois. J’ai notamment analysé le théâtre-forum ou le débat-mouvant comme des outils et dispositifs d’apprentissage du conflit par des modalités coopératives et « non violentes ». Ensuite, l’apprentissage de la construction d’accords collectifs est exploré à travers trois dimensions : l’apprentissage de la délibération collective, plus ou moins encadrée par les animateurs des débats, mais qui s’opère également de manière autonome ; l’apprentissage du langage des acteurs publics, permettant de s’exprimer de manière « policée » ou recevable par les pouvoirs publics ; et enfin l’apprentissage des limites, voire du refus de la coopération. En effet, l’apprentissage de la participation est aussi un processus qui amène à identifier les points de rupture, les limites au-delà desquelles la coopération n’est plus acceptable parce qu’elle entre trop en contradiction avec les intérêts ou valeurs défendus.

Enfin, le septième et dernier chapitre caractérise les apprentissages des acteurs au cours de ces expériences, et spécifie les modalités d’apprentissage à l’oeuvre. Dans ce travail de repérage des apprentissages de la participation, j’ai choisi d’inclure les élus, professionnels des politiques publiques (notamment ingénieurs et techniciens), acteurs associatifs et militants politiques. Alors que la majorité des travaux s’intéressent au « citoyen ordinaire » qui serait le seul à (devoir) apprendre, je montre que ces expériences participatives sont également des moments d’apprentissages pour ces acteurs réputés plus aguerris au politique. L’analyse conduit ensuite à identifier trois éléments principaux permettant de caractériser les manières d’apprendre. Les apprentissages se font par socioconstructivisme, théorisé et pratiqué dans le courant de l’éducation populaire et qui imprègne les pratiques des artisans de participation dans les deux cas. Il s’agit d’un processus avant tout collectif et reposant sur une pédagogie inductive, basée sur les savoirs préalables des apprenants pour la construction collective de nouveaux savoirs. On apprend aussi par l’expérience, c’est-à-dire par « essais-erreurs » ou « essais-succès ». C’est le célèbre « apprendre en faisant » du philosophe et pédagogue John Dewey. On apprend par exemple à trouver sa place dans les groupes débattants en faisant l’expérience de sanctions ou récompenses symboliques qui informent les manières de dire et de se comporter. Enfin, on apprend la plupart du temps par l’autonomie, qui est dans le même temps un apprentissage de l’autonomie, où prévaut une relation pédagogique horizontale. Il s’agit là d’un modèle général, que l’analyse mène toutefois à nuancer, notamment par l’identification de processus d’apprentissages individuels et par formation théorique, qui s’éloignent donc du modèle socioconstructiviste. De même, certaines situations d’apprentissage interrogent l’horizontalité de la relation pédagogique et suggèrent davantage une hiérarchie et des rapports de domination.

La conclusion synthétise les enseignements de cette recherche, notamment ceux relatifs aux transformations contemporaines de l’action publique d’aménagement et de gestion des ressources naturelles. Elle se conclut par un aperçu des apprentissages personnels que cette recherche a occasionné, en particulier dans la manière d’envisager le métier d’enseignant-chercheur. 

Thèse soutenue à la l'Université François Rabelais, à Tours, école doctorale « Sciences de l'Homme et de la Société », UMR CITERES 7324 - Equipe COST, le 13 juin 2016, devant le jury suivant

Membres du Jury :

Marie-Hélène BACQUÉ,  Professeure, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense
Rémi BARBIER, Professeur, ENGEES de Strasbourg
Hélène BERTHELEU, Maître de conférences, Université François Rabelais de Tours
Agnès DEBOULET, Professeure, Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis
Corinne LARRUE, Professeure, Université François Rabelais de Tours
Catherine NEVEU, Directrice de recherche au CNRS, EHESS Paris
Héloïse NEZ, Maître de conférences, Université François Rabelais de Tours

  • 1Blondiaux L., 2008, « Démocratie délibérative vs. démocratie agonistique ?  Le statut du conflit dans les théories et les pratiques de participation contemporaines », Raisons politiques, vol. 2, n°30, p. 131-147.
  • 2Fung A., Wright E. O., 2005, « Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative », in M. H. Bacqué, H. Rey, Y. Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte, p. 49-80.
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