Faire un platz dans la ville : Pratiques d’habitat informel, expériences de l’accès aux droits et mobilisations de familles roumaines vivant en bidonville.

Céline Véniat, Faire un platz dans la ville : Pratiques d’habitat informel, expériences de l’accès aux droits et mobilisations de familles roumaines vivant en bidonville, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2019.

 

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Résumé :

Dans le cadre de ma thèse, j’ai mené une enquête ethnographique auprès de familles roumaines vivant dans différents bidonvilles de la région parisienne et auprès des acteurs associatifs engagés à leurs côtés. Les observations tirées de mon activité de médiation dans une association et de mon engagement comme membre d’un collectif de soutien m’ont permis de m’immerger dans la perspective des familles roms et des acteurs associatifs et de balayer différentes thématiques en lien avec la vie quotidienne des habitants des platz. L’écriture de la thèse se déroule autour de trois axes : les pratiques d’appropriation de la ville et d’habitat informel, les parcours d’accès à la scolarisation et
à la santé des familles et les activités de mobilisation des habitants et de leurs soutiens.

1. Une contribution à l’anthropologie de l’habitat et des circulations dans la ville

Ma thèse documente empiriquement l’expérience de la vie quotidienne dans les platz en montrant la diversité des activités et des relations qui y prennent place. La baraque constitue un espace habité dans lequel chaque famille s’aménage un chez-soi en soignant son intérieur au gré des tournées de récupération et se ménage un lieu protégé de l’extérieur dans lequel se nouent des relations de sociabilité ordinaire. Pour construire leurs baraques, les habitants utilisent principalement des matériaux (planches, palettes, portes) récupérés sur les trottoirs, affirmant ainsi une forme d’appropriation des objets délaissés par les citadins dans l’espace public. L’intérieur de la baraque est aménagé de manière à allier l’utile et l’esthétique, à la fois rentabiliser les usages de l’espace et soigner la décoration pour en faire un lieu de vie chaleureux. Du fait de leur précarité résidentielle et de la menace d’expulsion, les habitants adaptent leur manière d’organiser l’espace et de ranger les objets afin de pouvoir déménager rapidement en cas d’évacuation du platz. La présence quotidienne de membres de la famille dans la baraque manifeste une sociabilité familiale ordinaire autour des discussions et commérages, de la préparation commune des repas et des soins aux enfants. Les espaces extérieurs comme la cour et les allées sont utilisés pour les tâches domestiques et les activités
de travail s’inscrivant dans une sociabilité de voisinage marquée par des relations d’entraide entre habitants du platz, mais aussi par des tensions en lien avec la promiscuité et les contraintes du lieu.

Le platz peut être décrit à la fois comme un lieu de sociabilité et de débrouille mais aussi comme une forme d’appropriation de la ville en lien avec le déploiement de compétences citadines. Pour installer leur lieu de vie, les habitants mobilisent des compétences de repérage, de circulation, de discrétion, de construction, et mettent à profit la disponibilité de terrains vacants en marge de la ville bâtie et planifiée pour installer leurs baraques. Malgré cette inscription dans une temporalité du provisoire et de l’opportunité, les habitants adoptent une forme de circularité locale en se réinstallant le plus souvent dans les mêmes villes, et parfois sur les mêmes terrains, du fait de leurs habitudes en matière de fréquentation des centres de santé et des écoles et de tournées de récupération des poubelles. Cette affirmation d’une inscription territoriale est mise en avant dans le plaidoyer des associations pour une amélioration des conditions sanitaires et dans la plaidoirie des avocats lors des recours contre les expulsions.

2. Une description incarnée et complexe de l’expérience des discriminations

A partir d’observations collectées durant mon activité de soutien scolaire dans les platz, mon enquête donne à entendre l’expérience quotidienne de l’école et du racisme ordinaire rapportée par les enfants dans leurs relations avec les autres élèves. La catégorisation produite associe plusieurs critères d’altérité mêlant la nationalité ou l’appartenance ethnique et l’activité de mendicité des parents ou la saleté associée à la vie en bidonville. Ce procédé d’altérisation dans le discours des élèves est redoublé par un traitement différencié des enfants roms dans le fonctionnement de l’institution scolaire qui tend à leur assigner une place particulière du fait de leur non maîtrise du français, de leur arrivée tardive ou de leur précarité résidentielle. Outre la récurrence des expulsions qui fragilisent le parcours scolaire, on insistera sur la difficulté de justifier d’une résidence reconnue par la mairie pour inscrire les enfants à l’école. Dans le discours des municipalités les enfants roms vivant en bidonville sont le plus souvent catégorisés comme des enfants sans domicile. Le principal obstacle à l’accès à l’école réside dans la difficulté à faire reconnaître le bidonville comme un lieu de résidence et à procurer un justificatif de domicile reconnu par l’administration. Mon enquête apporte un éclairage sur la manière dont les acteurs associatifs mobilisent le droit en situation pour contester cette pratique jugée discriminatoire. Elle montre également comment les contraintes organisationnelles des administrations tendent à accentuer ce processus discriminatoire, notamment en freinant l’activité de délibération. Cette approche multi-située et soucieuse de partir des catégorisations produites par les acteurs permet d’appréhender le processus discriminatoire comme une expérience complexe, diffuse, pas toujours imputable à un acteur bien déterminé ou liée à un critère immédiatement observable.

Concernant l’accès à la santé, le suivi du parcours d’accès aux soins des familles, et notamment des femmes, donne à voir également une imbrication entre les pratiques discrétionnaires des agents et des soignants et des mécanismes de discrimination plus systémiques. En partant de mon activité de médiatrice au sein d’une association qui favorise l’accès à la santé des familles roms, mon enquête décrit les démarches effectuées et les difficultés rencontrées en lien avec leur précarité résidentielle et du fait du mauvais accueil et du traitement discriminatoire dans les lieux de soins. Elle documente également les expériences de réception des familles dans leurs relations avec les acteurs associatifs et leur éventuelle mise à distance du discours normatif des soignants. Une partie du chapitre sur la santé se concentre sur le parcours d’une jeune femme roumaine qui a connu plusieurs expulsions durant sa grossesse et dont les enfants ont subi diverses pathologies importantes. Le récit du parcours de santé de cette femme donne l’occasion de décrire les effets des expulsions répétées qui entraînent à la fois une majoration des risques liés à la grossesse et une rupture du suivi de santé, mais aussi du côté de l’association une remise en cause du travail de médiation avec les acteurs locaux de la santé et de l’action sociale.

3. Un apport empirique et méthodologique à la sociologie des mobilisations

A partir de la description dense d’une mobilisation suite à l’annonce d’une expulsion, ma thèse décrit comment les familles menacées d’expulsion se mobilisent en justice, en public et en coulisses pour défendre leur droit à la ville. Après le passage de la police pour notifier la plainte du propriétaire, les habitants contactent un avocat et collectent des preuves de leurs démarches d’insertion et de leur attachement au territoire avec la complicité des acteurs associatifs. Les avocats collectent des photos des baraques pour valoriser la qualification du bidonville comme lieu d’habitation dans leur plaidoirie.

Face à l’annonce de l’expulsion, les habitants expriment également une parole sensible dans l’espace public des délibérations, portée par leur expérience située et les émotions suscitées par l’événement. Cette mobilisation du registre émotionnel est transposée en stratégie de publicisation avec la diffusion d’un communiqué de presse par les familles et le collectif de soutien. La publicisation de l’événement permet de constituer un public élargi autour du partage de valeurs communes et de mutualiser des compétences militantes, attestant d’une forme de complémentarité et de collaboration entre expériences situées des expulsions et pratiques routinières du réseau militant local. La description du processus de mobilisation permet de distinguer plusieurs cercles de concernement et d’implication dans la situation et l’expérimentation de plusieurs formes de remédiation dans un jeu de circulation entre négociation informelle et délibération publique. A l’approche de l’expulsion et après avoir épuisé tous les délais obtenus, les discussions et tractations vont se resserrer autour d’un petit groupe d’acteurs qui vont s’engager dans une stratégie de résolution discrète en vue de mettre en oeuvre un déménagement secret. Portés par une ambiance de conspiration et contraints par l’illégalité de la nouvelle occupation, les acteurs pris dans la confidence vont devoir s’engager à tenir le secret produisant ainsi un processus de dé-publicisation du problème. La posture d’immersion ethnographique permet ainsi de dégager empiriquement une analyse complexe et située des formes de mobilisations en articulant délibération publique et petits arrangements informels et d’éprouver les jeux d’acteurs, d’échelles, d’espaces et de temporalité dans lesquels elles se déploient.

 

Thèse soutenue à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales le 14 octobre 2019 devant le jury ci-dessous.

 

Jury :

  • Daniel Cefaï, directeur d'études à l'EHESS, directeur de thèse
  • Agnès Deboulet, professeure des Universités, rapporteure de la thèse
  • Liora Israël, directrice d'études à l'EHESS, présidente du jury
  • Patrick Simon, directeur de recherche à l'INED, rapporteur de la thèse
  • Tommaso Vitale, professeur associé à Science Po