Vie et mort d'un problème public. Autour du problème de la rue de la République à Marseille

BORJA Jean-Stéphane, Vie et mort d'un problème public. Autour du problème de la rue de la République à Marseille, thèse de doctorat de Sociologie, Université Aix-Marseille, 2013,

 

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Résumé de la thèse

La rue de la République est une artère haussmannienne de 1,2 kilomètres de long du centre-ville marseillais. Elle a été construite sous le Second Empire, à l’occasion de ce qui se présente parfois comme la vaine tentative d’haussmannisation de Marseille. Son percement au cœur de la vieille ville est alors intimement lié à l’extension du port engagée dans les années 1840, et vise autant à établir la connexion entre le vieux port et le nouveau port qu’à y implanter une population aisée. Néanmoins, elle sera « boudée » par une bourgeoisie plus encline à poursuivre sa progression vers les quartiers sud de la ville et l’opération spéculative débouchera alors à la faillite des compagnies immobilières et financières. Mais cette rue trouvera néanmoins une sorte de fonction urbaine, productrice d’une « élite de second ordre », devenant un véritable laboratoire social au gré des vagues d’implantation qui vont s’y succéder dans le temps (Corses, Italiens, Grecs, Arméniens, Pieds-Noirs, Maghrébins, etc.).

Plus d’un siècle plus tard, et à quelques détails près, un voile spéculatif refait alors son apparition. En crise, le secteur du port et de l’arrière-port trouve en effet un regain d’intérêt dans le renouvellement du tramage urbain proposé par l’Opération d’Intérêt Nationale (OIN) Euroméditerranée. Lancée en 1995, Euromed est une opération pilotée par l’Établissement Public d’Aménagement Euroméditerranée, qui vise une reconquête du port, du district industriel en friche qui le borde, et des quartiers avoisinant où réside une population plutôt modeste. « Greffée » au périmètre opérationnel en 1998 dans le cadre d’une réhabilitation, la rue de la République se voit réaffecter la mission de relier le centre-ville à la future centralité urbaine à laquelle œuvre Euromed. 5 200 logements sont alors concernés par le projet, dont la moitié appartient à des petits propriétaires. Deux multinationales se partagent la moitié restante (environ 1 350 logements pour chacun d’eux). Encadrée par une convention signée en 2001, la réhabilitation, courant jusqu’en 2007, concerne alors un bâti vétuste, d’autant plus en mauvais état qu’il est peu entretenu. La vacance y est aussi importante, la population vieillissante et les squats présents en nombre…

Or, quelques années plus tard, cette rue sera le théâtre d’un conflit qui éclate fin 2004 entre des locataires et leur nouveau propriétaire, suite au rachat par un fonds d’investissement international d’une partie des immeubles. Ce nouveau propriétaire exige en effet que ses 554 locataires quittent leur appartement, alors même que le quartier fait l’objet d’une réhabilitation soutenue par la puissance publique. Cette situation mettra alors le feu aux poudres et verra rapidement éclore un problème public, s’étirant sur fond de gentrification affectant le centre-ville marseillais (un dossier par ailleurs sensible et depuis quelques années source d’accrochages récurrents et de moindre ampleur face à la « reconquête » municipale engagée au moyen d’interventions publiques, sur fond d’un imaginaire planificateur faisant la promotion d’une invasion massive du centre-ville par des populations d’origine étrangère)…

À la croisée d’une ethnographie urbaine, d’une ethnographie de la participation et d’une ethnographie du politique, le travail de recherche a donc consisté à pister « pas à pas », et dans une veine pragmatique, la délicate constitution de ce problème qui y a pris « vie » fin 2004 jusqu’à sa « mort » à la fin des années 2000, en explorant et en réintégrant, à côté de ce qui fait le « tonus » des problèmes publics (cet « expérienciel » qui se trouble au point de parfois dénouer quelque chose de problématique), la fragilité et les entraves qui limitent le plein essor d’un tel processus . Plus particulièrement, il s’est agi de retracer, à côté de la manière dont ce « faire public » (cette « constitution en et comme public ») émerge, prend, s’affirme, la manière dont également il se déprend aussi bien que s’étiole. Car en dépit de son éclosion, ledit « Problème de la rue de la République » restera peu assuré, porté par une enquête – au sens de Dewey – plutôt hésitante. Malmené, il sera même érodé jusqu’à son évaporation, par la formation régulière par de dynamiques de détermination venant froisser et parfois aussi se défier de toute affiliation publique (défrichant des « issues » plus détournées, cristallisant des trajectoires déconcertantes et contribuant à une dissipation des conditions problématiques).

Pour ce faire, notre recherche s’est traduite par le repérage patient et l’observation de divers interstices, permettant de décrire ce qui a fait, au quotidien, l’« actualité locale », autant que de prêter attention à ces dynamiques plurielles qui étirent (et s’étirent sur) des canaux de communication, articulent et s’articulent sur une trame de lieux publics, se jouent de connaissances interpersonnelles (une enquête produit aussi des « connaissances » auprès de qui, par exemple, « prendre des nouvelles »), condensent et véhiculent des rumeurs, s’agrémentent de préjugés et de critiques en tout genre, pour parfois, également, ménager ou investir des arènes où « faire public », cadrer (ensemble) des engagements, cristalliser et porter un problème. Ce faisant, il s’est agi de réinvestir certains rapports et formes ordinaires au politique, à se rapprocher de sites où l’enquête est incertaine, vacillante, placée dans un certain inconfort, parfois même insoutenable au point de voir ses éventuels « débouchés » fragilisés ou éprouvés ; des sites où, aussi, se croisent préjugés, stigmatisations, discrédits, suspicion, rumeurs, exaspération, menaces, déstabilisations, prises en charge ou initiatives hasardeuses ; des sites où, encore, un public demeure en quête de lui-même, où la formation d’une communauté d’enquêteur « stable » se révèle des plus délicates ; des sites où, enfin, se catalysent parfois des décrochages à même d’« électriser » et de bousculer les « façons de voir », de réinstruire et repositionner ce qui relève du privé et du public, de réarticuler l’arène publique et de réactualiser le problème (ce qu’il est, mais aussi ce qu’il n’est pas, plus, n’a jamais ou toujours été).

La thèse restitue donc ce travail de recherche en 3 chapitres, refilant la trajectoire de ce problème, de sa gestation (Chapitre 1) jusqu’à son évaporation (Conclusion), en passant par son émergence et sa stabilisation (Chapitre 2) et sur le dispositif s’efforçant de déployer ses horizons de régulation (Chapitre 3).

Si donc le « Problème de la rue de la République » a émergé à l’automne 2004 autour de la menace d’une expulsion massive des locataires, celui-ci est pourtant loin de jaillir spontanément. Il dispose en effet d’une longue phase de gestation (Chapitre 1) attenante à ce que l’on pourrait désigner par une période « muette », mais qui a cette particularité d’être très « bavarde ». Au début des années 2000, la situation est encore incertaine, confuse, souvent lestée de « préjugés » et parsemée de figures limites comme le « fou » ou le « jobard » (qui « font de la politique », « ne se mêlent pas de leurs affaires », etc.). Mais elle n’en suscite pas moins quelques « atermoiements ». Nombreuses seront en effet les « histoires » et difficultés à fleurir, les réclamations et les initiatives, souvent douteuses et à « faible portée », à éclore. À l’échelle du quartier, plusieurs problèmes focalisent les attentions, qu’il s’agisse de l’insécurité, des squats ou de l’immigration clandestine. Diverses rumeurs viennent également agrémenter cette situation incertaine, que cela soit autour de la déshérence commerciale de la rue, des immeubles vides, de leur abandon, de l’insécurité, des « familles à problème » (souvent mis sur le compte d’une implantation d’une population « maghrébine »), des squatters sans-papier, du départ des locataires. Et ce, sans suspecter ni cibler encore de façon exclusive le « Capital », dont l’objectif serait de « chasser les habitants ». Bien au contraire, c’est plus sûrement que l’attention de certains, louchant initialement sur la multiplication d’« antennes paraboliques » (désignant la population maghrébine…) sur les façades, va peu à peu se déporter sur la multiplication de « volets fermés », restituant l’appréhension d’un dépeuplement massif de cette rue – « Maghrébins compris » – pour finalement trouver un sens particulièrement aigu à la découverte tardive de l’existence, pour le coup « cachée », d’un projet de réhabilitation – notamment suite à l’implication d’une association luttant pour la préservation d’un centre-ville populaire, l’association Un Centre-Ville Pour Tous (CVPT) –, avant que l’« impensable » ne finisse par prendre avec le lancement de la résiliation des baux de l’ensemble des locataires par le nouveau propriétaire.

Si donc cet « impensable » finit par être « pensé » et porté par une alerte survenant au dernier trimestre 2004 (Chapitre 2), cela fera suite à l’arrivée tonitruante d’un nouveau propriétaire, Marseille République. Celui-ci procède en effet à une vague de résiliation de baux au motif d’une « imminence de travaux lourds » et annonce publiquement qu’il va en faire autant pour l’ensemble des familles qui occupent son patrimoine, ne souhaitant pas prendre en charge le volet social auquel l’enjoint la Convention de réhabilitation. Ces ambitions, affichées sans la moindre réserve, sont alors soutenues par les pouvoirs publics, qui procèdent discrètement à la refonte du projet de réhabilitation en modifiant certaines dispositions réglementaires, notamment celles qui semblaient avoir été prises comme gardefou à travers le « volet social » du projet. Cet inconditionnel soutien institutionnel s’évertuera même à contenir les velléités « politiques » de ceux qui trouveraient à redire concernant la « normalité » de ces résiliations, qui ne sauraient d’aucune façon s’extraire du rapport privé « propriétaire/locataire » qu’encadre le bail, même à s’inscrire dans un projet de réhabilitation publique… Seulement, en s’empressant de dégonfler une « rumeur » lancée par des « agitateurs politiques », les pouvoirs publics, et particulièrement la mairie, voient leur tentative d’endiguer préventivement toute éclosion d’un problème, échouer. L’« anormalité » de ces résiliations finit par être accrochée, interrogée et bousculée au cœur d’un intense moment médiatique qui s’étire sur plusieurs mois. Particulièrement actifs, les journalistes s’efforceront ainsi de saisir « ce qui se passe » et quel est exactement le projet en cours, notamment face aux annonces contradictoires et aux « incompréhensibles » et fluctuants objectifs des pouvoirs publics. L’ampleur de ce débordement sera alors d’autant plus marquée que la mobilisation collective, qui prend forme autour de CVPT, viendra non seulement dénoncer ces résiliations, « contestables » au regard du Code des Baux et « douteuses » au regard de l’« esprit » du projet de réhabilitation, mais également, sous une série d’activités déterminantes, faire valoir les « menaces » et les « pressions » qui se multiplient, faits de dits « médiateurs » employés par le propriétaire qui « fragilisent les locataires pour les pousser au départ ».

Ce n’est qu’une fois l’alerte passée que le problème public se stabilisera autour d’une première configuration liée à une expulsion massive des locataires début 2005. Cette stabilisation s’accompagnera du dégagement progressif de voies d’intermédiation tirant vers un horizon public de régulation. Ainsi en est-il de l’objectif de renforcer la réhabilitation comme « action publique ». La Préfecture, responsable en dernier lieu du projet Euroméditerranée, assurera en effet une reprise en main de l’opération, mettant en place, outre le Comité de pilotage de l’OPAH (près de 4 ans après le lancement de l’opération !), un dispositif de suivi du relogement des locataires dans des immeubles que le propriétaire s’est engagé à céder à des bailleurs sociaux. Seulement, cette reprise en main aura une portée limitée, le relogement restant entre les mains du propriétaire, sorte de « pyromane-pompier » qui n’hésite pas à jouer la partition du « relogeur » comblant les « souhaits des locataires ». Pire, il apparaît vite que ces relogements masquent et dissipent les « pressions » subies. La scène judiciaire s’affirmera alors progressivement comme horizon de régulation. Dans un premier temps, elle sera positionnée de sorte à accompagner l’action préfectorale et affermir la réhabilitation comme une action publique de façon à dessaisir le propriétaire de sa mainmise sur les relogements. Puis, face à la faible portée de cette intervention, elle s’ajustera à l’objectif de créer des jurisprudences qui, seules, semblent à même de faire exister les problèmes et de faire levier en direction d’une expérimentation politique « pour que ces pratiques cessent ».

Cet horizon juridique sera alors soutenu et mis en œuvre à partir d’un dispositif créé en 2005, une « permanence » bimensuelle portée par les militants de CVPT. Le Chapitre 3 de la thèse s’attache à revenir sur le déploiement concret et particulièrement « délicat » de cet horizon de régulation. Car pour créer des jurisprudences, encore faut-il que des procès soient engagés et que les relogements ne dissolvent pas les conditions problématiques ! Or, non seulement aucun procès ne sera engagé en plus de deux ans de fonctionnement de la Permanence, mais les déconvenues seront, elles aussi, et assez paradoxalement, des plus rares, se traduisant la plupart du temps par une « disparition » des locataires qui ne donnent plus aucune « nouvelle ». Les problèmes « sur » la rue de la République s’effaçant derrière ces relogements, il faudra attendre le surgissement d’une épreuve autour de cette tension ténue entre délogement et relogement, pour voir finalement le problème entrer en reconfiguration. La lutte contre l’expulsion fera alors progressivement place à une lutte contre l’exclusion, reconsidérant le relogement des locataires, jusque-là tenu pour un simple « délogement », comme une « victoire » de la « résistance » de ceux-ci. Mais ce avant que le problème ne s’évapore progressivement à partir de 2008 (Conclusion), laissant derrière lui, outre de nombreuses difficultés, l’impression d’un « inachevé », une sorte « dette » d’actualisation pour autant que se naturalise cette « étrange » mais tenace idée que tous les locataires en ont été chassés, qu’il n’y a non seulement plus de problème de la rue de la République, mais également plus de problèmes sur la rue de la République. Ce dont peuvent témoigner les « rappels à la mémoire » d’« oubliés » qui continuent aujourd’hui encore à être confrontés à des difficultés (quatorze ans après son lancement, la réhabilitation des immeubles n’est toujours pas achevée, certains îlots étant à peine entrés en chantier) ; voire encore la dénonciation occasionnelle, que cela soit du côté des pouvoirs publics ou des militants, de « rumeurs » concernant une rue désormais vide de tout ancien habitant…  

Thèse soutenue à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’homme, à Aix-en-Provence, le 13 novembre 2013, devant le jury suivant

Membres du Jury :

Marie-Hélène BACQUE, Professeure des Universités, Université Paris Ouest Nanterre, Mosaïques
Jean-Samuel BORDREUIL, directeur de recherches au CNRS, LAMES
Daniel CEFAÏ, Directeur d’études à l'EHESS, CEMS
Joëlle ZASK, Maître de Conférences HDR, Aix-Marseille Université, Institut d'histoire de la philosophie

 

 

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