Vers une conversion démocratique. Analyse du dispositif de parole de la cour d’assises

GISSINGER-BOSSE Célia, Vers une conversion démocratique. Analyse du dispositif de parole de la cour d’assises, thèse pour le doctorat en sciences de l'information et de la communication, Université de Strasbourg, 2012

 

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Résumé de la thèse

Notre thèse se propose d’analyser l’expérience des jurés populaires en cour d’assises. À partir d’une quarantaine d’entretiens qualitatifs réalisés avec d’anciens jurés et avec des Présidents d’assises et des observations en cour d’assises, nous avons souhaité montrer que l’expérience du jugement déstabilise les certitudes des jurés. De fait, si l’on est attentif à ce que nous disent les jurés, une information essentielle émerge, aussi simple soit-elle : un changement indéniable s’opère chez eux entre le début et la fin de leur expérience. C’est à partir de la notion de conversion démocratique que nous avons cherché à analyser ce changement. À travers cette analogie, nous montrons que l’expérience du jugement et la construction d’une intime conviction, chez certains jurés, sont déterminantes dans l’appréhension que ces personnes peuvent se faire du rôle de citoyen au sein d’une démocratie. Les jurés nous livrent un message fort quant à la portée politique de l’acte de jugement, car la responsabilité à devoir se former une intime conviction dépasse le seul cadre de la loi. Le rôle des jurés ne consiste en effet pas à appliquer strictement le code pénal, mais à se forger une opinion en fonction d’une situation particulière. Cet espace de liberté, en même temps qu’il leur fait peur, leur ouvre des perspectives en matière de formation d’opinion dans une démocratie. Ils nous ont ainsi témoigné d’une plus grande confiance en eux et leur jugement, d’une meilleure image de la justice et des décisions qui y sont prises. Ils ont également remis en question le traitement des faits divers dans les médias, reprochant le manque d’éléments contradictoires. Le terme d’enrichissement est également revenu de manière récurrente. Ils ont déclaré avoir découvert des capacités à être à l’écoute sur une chaise pendant de longues heures, capacité à se former une intime conviction, à défendre leur opinion devant un groupe, capacité à changer d’avis, capacité à comprendre et à être en empathie vis-à-vis de l’accusé. Notre travail de recherche a trouvé des parallèles intéressants avec les recherches antérieures portant sur le jury populaire et à sa portée démocratique. Alexis de Tocqueville a notamment établi la distinction entre ce que fait le jury au verdict et ce que l’expérience fait aux jurés eux-mêmes, notamment en matière « d’éducation du peuple ». Plus récemment, Anne Jolivet écrit qu’il « est fréquent de constater une évolution dans un sens favorable à la participation. » Dominique Vernier constate que la participation est jugée utile et efficace aux yeux de certains jurés parce qu’elle est une école d’écoute et de respect. Mais, il a été important de confronter ces constats à la parole des présidents d’assises, siégeant et délibérant aux côtés des jurés. Il est en effet légitime de se demander si le jury ne fait pas que suivre les recommandations qui lui sont imposées par les magistrats. La recherche de Aziz Jellab et Armelle Giglio-Jacquemot montre l’inscription sociale des jurés dans un système judiciaire et ses « rapports de force » : « De fait, si les anciens jurés sortent « changés » de cette expérience, s’ils s’estiment plus ou moins reconnus, n’est-ce pas in fine parce qu’ils se situent à mi-chemin entre profanes et experts, entre citoyens ordinaires et citoyens plus au fait de la justice pénale ? ». La thèse défendue par Françoise Lombard s’est également largement intéressée à ces rapports de domination. S’il est important de ne pas négliger ces rapports de force, il en est également tout autant de ne pas sous-estimer les effets de l’expérience du jugement sur les jurés. Il nous semble important de montrer qu’un élément n’en exclue pas un autre, parce qu’une expérience relatée est nécessairement complexe et contradictoire, d’autant que les deux auteurs constatent également que « les jurés disent pour la plupart être sortis « changés » de cette expérience ». En cela, nous avons souhaité montrer que les jurés sont des acteurs, au sens que lui donne Luc Boltanski. Il serait possible de nous reprocher, à l’inverse, de trop faire confiance à la parole des jurés. Pourtant, même si l’expérience du changement que nous ont exprimé les jurés interrogés trouve nécessairement des limites dans le dispositif de la cour d’assises, le fait même de l’exprimer montre que quelque chose a existé pour eux et que cela a été suffisamment important pour qu’ils nous en parlent. Notre thèse ne cherche à l’évidence pas à révéler un mécanisme universalisable ou à être parfaitement représentatif de l’ensemble des jurés en France. Notre démarche a été résolument inductive, n’élaborant pas notre recherche à partir de prémisses précises, mais prenant au sérieux ce que les interviewés ont retiré de leur expérience. Le principe majoritaire, comme l’explique Bernard Manin, ne consiste pas à dissoudre la minorité dans une exigence d’universalité. L’expérience des jurés que nous avons analysée doit donc être entendue comme une minorité reflétant une des dimensions de l’expérience des jurés, et qui peut trouver un écho intéressant avec le fonctionnement de certains dispositifs participatifs.

Ainsi, une première partie s’attache à exposer les repères contextuels et méthodologiques. La problématique du changement chez les anciens jurés a trouvé des articulations originales avec les sciences de l’information et de la communication, les sciences politiques, la sociologie, l’anthropologie et la philosophie. Cette première partie présente ainsi nos choix théoriques et méthodologiques. La seconde partie s’attache à définir le contexte dans lequel s’intègre le jury populaire. Plus que de le décrire, il s’agit d’interroger le cadre démocratique et judiciaire dans lequel s’inscrivent les jurés. Le dispositif des assises a en effet la particularité d’inclure un dispositif participatif dans un principe démocratique prioritairement représentatif. Le tirage au sort, notamment, vient rompre avec une conception purement oligarchique de nos démocraties représentatives. Comme le rappelle Yves Sintomer, le tirage au sort représente cette rupture dans la tradition de la pensée républicaine. Par ailleurs, le jugement est central dans l’expérience des jurés, c’est lui qui façonne leur expérience et c’est à lui que nous avons consacré notre troisième partie. Une seule question est posée aux jurés et à la Cour avant de partir en délibéré et qui représente la finalité même de leur présence : avez-vous une intime conviction (article 353 du Code de Procédure Pénal) ? Or, partager une même finalité entre profanes et professionnels rend la définition de l’intime conviction problématique. Quelles compétences doivent en effet être mobilisées, entre preuves morales ou preuves légales, entre émotion et raison ? A partir de ces questions, il a été important d’aborder l’accusation de populisme à l’encontre du jury populaire. Sa compétence restant incertaine, la fiabilité et l’objectivité de sa décision peut venir la remettre en question. Cette dimension vient opposer le jugement du magistrat à celui des jurés sous les termes d’objectivité et de subjectivité, de raison et d’émotion. La crainte de l’émotion et de la subjectivité se cristallise ainsi dans les accusations de populisme du jury. L’expérience du jury serait-elle alors celle d’une vengeance contre l’horreur d’un crime ? À partir de l’expérience des jurés, nous tentons de dépasser ces oppositions pour montrer que la construction de l’intime conviction s’apparente à une véritable « faculté de juger », notion dont Hannah Arendt a exposé toute l’importance politique. C’est également dans cette partie que nous traitons de la question du rapport entre les jurés et les magistrats. La part que peut avoir le président dans la formation de leur jugement ne peut en effet être négligée. Enfin, notre dernière partie est consacrée spécifiquement à la conversion démocratique. À partir de cette notion, nous proposons une dimension plus large de la notion de conversion, qui sort de son seul cadre religieux. Cette notion, nous la proposons sous la forme d’une analogie, parce qu’elle permet de mettre du sens sur ce qui n’est a priori pas facilement saisissable. L’analogie n’est en effet ni une comparaison, ni un amalgame. Elle nous permet en revanche de faire apparaître les causes et les conséquences du changement exprimé par les jurés. Il s’agit donc de focaliser l’attention sur une donnée pour en montrer l’importance et la portée. Cette notion de conversion nous semble encore soulever une dimension importante dans la délibération politique. La conversion des jurés ne peut être assimilée à un exil, mais à l’entrée dans une délibération, qui implique que celui qui y entre n’en ressort par indemne. L’influence inscrite dans un espace de délibération peut alors prendre la forme d’une liberté politique. C’est l’idée notamment défendue par Hannah Arendt, définissant la liberté sous influence comme politique. Un malentendu, écrit-elle, consiste de fait à associer la liberté à la solitude, au fait de se retirer du monde. L’influence et la délibération n’est pas opposée à la liberté et peuvent faire pleinement partie du processus de conversion des jurés. C’est en cela que la conversion est dite démocratique.

Le terme de démocratique que nous associons à la conversion nous permet donc de décrire ce à quoi les jurés se convertissent. Il ne s’agit pas de dire que les jurés se convertissent à l’idée de démocratie, mais qu’ils ressortent convaincus de l’importance de leur rôle de citoyen dans une démocratie. Il s’agit alors plus d’un processus de démocratisation, qui comporte aussi ses limites. Cette expérience reste de fait très isolée dans leur parcours de vie. Il s’agit d’une parenthèse parfois vite refermée. Le retour à la vie quotidienne, pour les jurés rencontrés, représente souvent une rupture avec ce qu’ils ont vécu en tant que juré. Si ce retour représente parfois un « choc » pour certains, chez d’autres, la vie « reprend vite ses droits ». Rien ne garantie donc que cette expérience en fasse de « bons citoyens ». Chaque juré s’approprie son expérience de manière intime et c’est ce que nous avons souhaité explorer.

Thèse soutenue au Laboratoire culture et société en Europe de ’Université de Strasbourg, le 28 novembre 2012, devant le jury :

Membres du Jury :

  • BRETON Philippe, Professeur, université de Strasbourg, directeur
  • FERRARESE Estelle, Professeur, université de Strasbourg, rapporteur
  • DANBLON Emmanuelle, Professeur, Université Libre de Bruxelles, rapporteur
  • FRYDMAN Benoît, Professeur, Université Libre de Bruxelles, rapporteur
  • SINTOMER Yves, Professeur, Université de Paris VIII, président du jury
  • DELEU Christophe, Maître de conférence, Université de Strasbourg