Tiers espaces de l’existence

Quelles sont les situations où l’on peut un moment se poser, se décaler, se recomposer, concevoir une autre façon de s’investir, de faire collectif, de vivre ? Quels dispositifs (espace hybride, contre-espace, laboratoire social…) préfigurent ce tiers espace ?

La notion de « tiers-espace » correspond au sein de notre laboratoire social à la nécessité de penser autrement l’espace de l’expérience individuel et politique et produire (par l’expérimentation) de nouvelles connaissances.

Le tiers espace couvre différentes acceptions et dimensions (géographique, écologique, expérientielle, psychosociologique, politique…) qu’il est intéressant de relier pour comprendre leur complémentarité. Car faute de mots pour qualifier ces espaces, ils restent dans l’angle mort de la connaissance. L’on pourrait déjà s’interroger pourquoi ce « tiers » est systématiquement nié, méprisé ou rejeté.

C’est pourtant ce « Tiers-État » n’appartenant ni à la noblesse, ni au clergé qui fomenta la Révolution. C’est ce même tiers espace, organisateur de rencontres improbables entre gauche et droite, nationaux et étrangers qui fit acte de résistance pendant l’Occupation. C’est ce tiers populaire qui accueille en ce moment les nouveaux migrants de l’Est ou du Sud grâce à la souplesse de son économie informelle et l’appropriation d’espaces intermédiaires comme nous l’avons étudié pour les marchés de biffins à Paris. C’est toujours ce tiers espace que l’on mobilise aujourd’hui pour essayer de qualifier ces zones péri-urbaines ou semi-rurales, où se logent de plus en plus certaines catégories de la population, objet d’étude encore mal défini pour les scientifiques et les politiques : nouvelles zones de relégation ou nouveaux écosystèmes ?

Dans tous les cas, les mots de l’Abbé Siéyès (1748 – 1836) raisonnent toujours : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? – Tout – Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? – Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose. »

Gilles Clément, propose d’ailleurs de relier Tiers-État et tiers paysage. Le tiers paysage est ce « délaissé » échappant à la rationalité de l’organisation fonctionnelle et économique (urbaine ou rurale). Il a écrit un « manifeste du tiers paysage » pour insister sur son rôle primordial d’accueillir une diversité, de fonder sa logique écosystémique sur un processus évolutif imprédictible s’auto-ajustant comme « territoire de l’invention », non sur une finalité liée à la croissance selon une logique d’accumulation.

Dans ce sens, le tiers espace génère des « effets de bordures », c’est-à-dire des écosystèmes entre deux milieux (forêt et prairie par exemple), créant de cette manière des espaces de vie plus riches, plus divers voire plus conflictuels que ceux qu’ils bordent.

Nous rejoignons une dimension du tiers espace qui est « l’espace qui pousse du milieu », c’est-à-dire qui ne se définit pas par ses limites ou ses lisières, mais par les interactions au centre. En transposant cette observation dans le domaine des récits de vie, les entretiens auprès d’acteurs du champ social ou culturel nous ont révélé de nombreuses zones existentielles qui se définissent ainsi par leur milieu bien que rarement validées de manière académique comme expérience qualifiante. Ce sont tous ces espaces collectifs que nous investissons sans nous définir par nos appartenances socioprofessionnelles ou par l’appartenance à un lieu, un territoire, mais où se construit un sens collectif dans le processus des situations en train de se dérouler.

C’est une autre manière de dire que nous ne sommes plus définis par nos « extrémités » dans une histoire linéaire entre un « début » et une « fin », mais, comme le dit si bien le poète Rilke, que « nous construisons chaque jour notre origine un peu plus devant nous ». Nous prenons ainsi conscience de cet « état du mouvement » dans cet inachèvement perpétuel, cette énigme qui met en œuvre sa vie et peut faire de sa vie une œuvre.

Le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action reprend cette observation en forme d’hypothèse selon laquelle il existe des inter-influences entre espaces géographiques, espaces sociaux et espaces mentaux, ce que nous pourrions nommer « les tiers espaces de l’existence ».

C’est parce que l’on est mobile dans sa tête – on « s’autorise à… » –, que l’on est aussi mobile dans l’espace en jouant sur plusieurs interfaces identitaires et que l’on résiste ainsi à l’ethnicisation des rapports sociaux. Favoriser le mouvement (ne pas confondre mouvement et rapidité), c’est instaurer un autre rapport au temps de l’expérience ou le chemin se dessine en marchant, où l’expérience, en particulier celle de la rencontre, est plus importante que la destination du voyage.

Ces contre-espaces se logent dans les interstices, ils sont les alvéoles par lesquels tous les corps respirent, l’humain comme l’urbain. C’est par ces espaces non attribués entre les formes que la vie et la ville se transforment. Georges Perec a superbement décrit ces « espèces d’espace » dans un inventaire du quotidien que, trop pressé, nous oublions de voir, cet « infra-ordinaire » dont il épuise les lieux par l’observation pour leur donner un sens, une langue afin qu’ils « parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes ».

Effectivement, « Vivre, c’est passer d’un espace un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ». L’idée est alors de provoquer en termes d’expérimentation ce type d’espace, d’accompagner les processus in vivo portés par les acteurs en situation et de faciliter leur légitimité en termes de co-production sociale, artistique et scientifique. Nous avons par exemple provoqué des « journées interstice » entre déambulation mentale et déambulation physique, chacun pouvant apporter ses matériaux et présenter sa recherche tout en bougeant dans l’espace se l’appropriant à sa manière.

D’une manière générale la recherche-action par la mise en lien direct entre connaissance et transformation sociale correspond à un tiers espace scientifique entre une culture académique universitaire et une praxis qui amène à se réfléchir comme acteur historique. Plus précisément nous réfléchissons à la relation entre « agents » et « acteurs » dans la définition d’un champ d’intervention et comment peuvent se produire des décalages et des transferts entre ces deux postures. Une pratique de l’espace comme les « journées interstice » facilite une mise en situation collective d’une coproduction interdisciplinaire où nous invitons à ce décalage et cette transposition par l’expérimentation.

Disons à la suite d’Edgard Morin : quand le monde n’est plus pensable, il faut provoquer de nouvelles situations qui apparaissent alors comme mode intelligible et évident de le penser autrement. À l’instar du tiers espace, le Laboratoire Social invite à des situations humaines originales où l’on s’autorise à penser autrement.

Cette démarche s’inscrit totalement avec les problématiques de notre époque où chacun doit se chercher et chercher ses mots pour définir ce qu’il vit. Nous ne pouvons plus réfléchir et agir en termes catégoriels de champs disciplinaires et de secteurs d’activités qui s’avèrent incapables de dégager l’espace d’une réflexivité indispensable à la production de nouvelles connaissances sur nos pratiques et nos expériences. Les sciences comme les arts jusqu’à nos activités socioprofessionnelles les plus courantes sont confrontées à cette complexité qui les conduit à se décaler, se transposer, se transformer, se transmuter.

Ces espaces sont de nature hybride. Et si nous devenons nous-même des êtres hybrides, c’est dans un sens créatif, pas obligatoirement celui du métissage. La confrontation à l’altérité reste toujours difficile. Mais les tiers espaces, dans leur capacité d’accueil une diversité vivante, c’est-à-dire non réifiée, folklorisée, ethnicisée, rendent cette confrontation effectivement plus créative que destructrice. On pensera à la culture rhizome richement décrite par les écrivains de l’antillanité (Chamoiseau, Confiant, Glissant…). À cause et grâce aux rapports raciaux de domination et à la spécificité insulaire de leurs conditions de vie, ils ont dû penser cette créolisation du monde bien avant tout le monde.

C’est à ces multiples micro-mondes interstitiels où nous rencontrons un « Tout Monde », un monde entier dans une proximité distante, que nous reconnaissons les tiers espaces. Il nous faut alors redéfinir notre outillage conceptuel, méthodologique et opérationnel. Ainsi continuons-nous à évoquer « l’action culturelle » ou le « développement culturel » sans pouvoir définir ce que revêt aujourd’hui un travail de la culture et encore moins échafauder une pensée politique de la culture.

De même lorsque nous parlons « d’espace public » pour définir l’espace du politique ou l’espace urbain, il semble que nous sommes plus dans une mise en scène de l’espace public. Si l’art public, en particulier l’art de la rue avait réinvesti cette sphère dans les années 60/70, nous pouvons effectivement nous interroger sur le sens des fêtes déambulatoires commandées à grand renfort de publicité dans les centres-villes ou encore ces artistes que l’on envoie en missionnaires dans les quartiers populaires « combattre l’exclusion sociale ».

Tous ceux qui pratiquent réellement l’espace urbain des riders (skate, bmx) aux tracers (parkour) en passant par les graffeurs et autres streets dancers vous diront combien aujourd’hui est verrouillé l’espace public selon une double procédure qui se renforce mutuellement : la marchandisation de l’espace et la sécurisation de l’espace. Mais ce sont les occupants de la rue par nécessité qui connaissent le mieux cette fermeture par la judiciarisation de la pauvreté (loi anti mendicité, anti glanage, etc.). Par ces lois de musellement de l’espace, la construction ethnique de la réalité peut légitimer le passage du stéréotype à la stigmatisation légale en constituant officiellement des catégories distinctes de citoyens plus contrôlées et surveillées à l’exemple des Roms.

Le refoulement des espaces populaires vers les périphéries a toujours constitué des rapports de force entre les forces centripètes (besoin des classes laborieuses) et centrifuges (peur des classes dangereuses).

Aujourd’hui l’espace public qui assista la naissance de l’individu moderne n’est plus l’endroit privilégié de l’argumentation raisonnée théorisée par Habermas, cet « agir communicationnel » où pouvait s’incarner ce rapport de force à travers des luttes. Lorsque Mélenchon avec son Front de Gauche « prend » la Bastille avant l’élection présidentielle, personne ne croit au « Grand Soir », nous savons tous que cette manifestation est une mise en scène de la Révolution. D’une autre manière, le traitement médiatico-politique des émeutes urbaines de 2005 a très vite fermé l’espace du débat public et a dépossédé les principaux acteurs, jeunes des banlieues, de leur capacité à dégager des problématiques sociétales et les publiciser.

Ainsi les acteurs populaires qui se revendiquaient de la marge ou de la rue comme caractère indépendant et subversif en rempart à l’aliénation industrielle doivent repenser les espaces de leur engagement en cette ère du capitalisme cognitif. Même si la contre-culture est remise au goût du jour cycliquement comme dernièrement au cinéma par un succédané bien fade d’« On the Road » de Kerouac, nous ne sommes plus dans les années 60. Ce n’est plus dans la marge officielle que nous trouverons ces espaces. Elle est devenue mainstream. Toute velléité contestatrice est absorbée par l’industrie culturelle et l’art de la rupture est depuis bien longtemps une institution artistique.

Alors, si nous employons la notion de tiers espace, c’est bien pour essayer de penser autrement l’espace d’expression de nouvelles luttes par une reformulation aussi bien existentielle que politique. Cet espace réel, mais ailleurs, ces lieux sans coordonnées précises, cette hétérotopie comme la nommait Michel Foucault n’est plus en périphérie, mais au centre. Les contres-espaces de la société post-industrielle se logent maintenant dans les interstices, ils s’insinuent partout, là, « au milieu » effectivement où l’espace n’est pas attribué, en attente de fonction, dans la centralité des métropoles et des dispositifs. Les effets de bordure des jardins partagés, des friches industrielles, des terre-pleins de boulevards, sous les ponts et dans les parcs participent à ces nouvelles formes de sociabilité avec des interactions et des tensions, des points d’équilibre et de rupture, constituant ainsi des écosystèmes entre diversité, interdépendance et régulation.

Les lieux physiques ne sont que la partie temporairement émergée d’un réseau relationnel. À la différence des relations de type communautaire selon des liens de proximité, resserrés et semblables, nous sommes dans le tiers espace plus dans la « force du lien faible », c’est-à-dire des relations plus épisodiques, mais plus étendues avec des personnes très différentes ne partageant pas obligatoirement le même territoire, la même histoire ou la même culture. La place de la personne dans le réseau est déterminée en conséquence par la capacité à créer de nouveaux liens, ce qui devient une autre manière de former une intelligence collective et une écologie des pratiques collectives.

Sous cet angle du réseau, nous voyons les tiers espaces comme susceptibles de provoquer des rencontres inédites, croiser des pratiques et des parcours d‘expérience qui mobilisent des compétences en fonction des situations. Ce sont des espaces intermédiaires de redéfinition et de recomposition. Ils constituent des sas entre espaces publics et privés, parcours individuels et formes collectives. La confrontation à l’autre, une altérité par définition irréductible, est transcendée comme nous le disions à propos de la créolité par un processus qui dépasse la somme des intérêts individuels, du moins le temps que dure le jeu d’interactions dans ces situations.

L’ère numérique a aussi favorisé ce brassage avec ses « co-working spaces » qui offrent des espaces collaboratifs entre personnes indépendantes, une « communauté de solitudes » entre domicile et lieu de travail partageant des ressources cognitives, un espace ouvert en réseau selon des valeurs partagées et un mode d’organisation nodal renvoyant à ce que nous disions sur la « force du lien faible ».

Cette culture numérique a dépoussiéré la notion de « maîtrise d’usage » venue du milieu de l’architecture. Elle correspond parfaitement aux tiers espaces où c’est l’utilisateur final du processus et non le concepteur qui a le dernier mot, renversant par la base l’ordre pyramidal des décisions sur la gestion des espaces. C’est surtout vrai dans les processus « open-source » d’innovation sociale susceptibles de porter des alternatives économiques en réponse aux problèmes publics. C’est aussi une des voies que nous aimerions explorer au Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action.

C’est un véritable travail de la culture que nous décrivons dans sa dimension universelle de faire société ensemble. Nous nous sommes particulièrement intéressés à un de ces espaces, celui instauré par l’Échomusée Goutte d’Or en plein quartier populaire de Paris. Ce lieu échappe à toute catégorisation et n’est donc reconnu par personne, ni par le milieu culturel, ni pas le milieu socioculturel, il est pourtant pour nous exemplaire de ce « travail de la culture » propre aux tiers espaces. Effectivement ce lieu ne se définit pas par une occupation, une catégorisation, une programmation, mais par son espace du milieu ouvert sur le quartier qui agit comme sas entre lieu d’exposition artistique, d’ateliers, de rencontres et de formulation de projet.

Un tiers espace ne peut se définir sans l’existence d’un tiers qui pourtant n’entre dans aucun cadre institutionnel, échappe aux champs d’intervention et de visibilité des observatoires. Ce tiers c’est celui de la place des habitants, souvent évoquée dans les dispositifs, rarement réalisée. Ce tiers, c’est aussi cette culture immatérielle propre aux quartiers populaires qui n’entre dans ni dans les cadres patrimoniaux ni dans les lieux culturels conçus selon une autre rationalité gestionnaire, un autre mode de structuration. C’est ce travail de la culture non répertorié dont le musée veut faire « écho », non pas comme lieu de folklorisation d’une ville muséifiée, mais comme lieu vivant d’une ville en transformation.

Nous retrouvons ici le sens propre au laboratoire social d’une co-production sociale, artistique et scientifique. C’est pour les mêmes raisons que nous étudions les formes d’atelier-résidence et autres dispositifs de rencontre autour d’un processus commun, puisqu’ils peuvent se loger un peu partout, dans l’institution comme dans la rue.

Nous rejoignions Jacques Rancière dans la perspective d’un espace esthétique qui renouvelle le sens démocratique. Le tiers espace contribue à cette relation égalitaire face à l’œuvre dans sa façon de recevoir et de partager. Dans cette relation du sensible à l’intelligible émerge un sens qui n’est pas prédéterminé entre problématiques individuelles et collectives, expérience « amateur » et « professionnelle ».

Ces processus peuvent se comprendre comme une médiation de l’œuvre et une médiation de la forme. On peut entendre par « forme » la capacité des individus de se structurer, de concevoir un parcours, de capitaliser une expérience en travaillant sur des matériaux qui leur opposent une consistance et qu’ils façonnent. Cette démarche par la médiation de la forme est directement accessible sans cursus académique. En partageant ensuite la production de ce travail, ils ouvrent par œuvres interposées, un espace esthétique là aussi directement accessible dans une relation renouvelée à un public « habitant – citoyens – producteur ».

Ici intervient la médiation de l’œuvre dans cet espace esthétique délimité par la relation triangulaire entre l’intention artistique, une matière travaillée et une réception publique. Chacun peut ressentir une émotion et comprendre une démarche qui se dessine en creux de l’œuvre comme une interrogation, une énigme existentielle. Chacun peut se reconnaître comme « être en mouvement », participer à une mise en œuvre et jouer sur plusieurs espaces de réception pour l’exprimer en dehors des lieux consacrés à la culture.

C’est une autre manière d’évoquer un « art sociétal », participatif, politique comme « état du mouvement » nous renseignant sur les enjeux de notre époque. Nous pourrions également faire allusion à des arts hybrides comme ces « Nouveaux Territoires de l’Art » qu’un moment a voulu labéliser l’institution. Mais il parait plus juste de parler d’hybridation des espaces accueillants des processus inter- disciplinaires comme nous l’observons à travers les tiers espaces.

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