Savoirs d’expérience et savoirs professionnels : un projet expérimental dans le champ de la santé mentale

GODRIE Baptiste, Savoirs d’expérience et savoirs professionnels : un projet expérimental dans le champ de la santé mentale, thèse pour le doctorat en sociologie, Université de Montréal, 2015

 

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Résumé de la thèse

Intitulée Savoirs d’expérience et savoirs professionnels : un projet expérimental dans le champ de la santé mentale, ma thèse de doctorat avait pour double objectif de : 1) Analyser, dans une perspective socio-historique, les savoirs au fondement de l’intervention étatique dans le domaine de la santé et des services sociaux ; 2) En examinant un cas d’étude, qualifier les pratiques de soin et de recherche résultant de la collaboration entre, d’une part, des personnes porteuses d’un savoir expérientiel des problèmes de santé mentale et, d’autre part, des intervenants et chercheurs. Ce faisant, il s’agissait de cerner la spécificité des savoirs expérientiels des problèmes de santé mentale en regard des savoirs professionnels dans le champ psychiatrique. En conclusion, la généralisation des résultats fournit des pistes de réflexion sur la démocratisation des services sociaux et de santé, et la nécessité de repenser ces derniers en tenant compte des savoirs expérientiels dont sont porteurs les publics auxquels ils sont destinés.
L’analyse repose ainsi sur une réflexion épistémologique sur la nature des savoirs convoquant plus de 600 références scientifiques de domaines aussi variés que la philosophie, la sociologie, la science politique et la psychiatrie et un riche matériel empirique tiré d’un cas d’étude. Ce cas d’étude est la participation d’usagers au projet de recherche et de démonstration Chez Soi Montréal (2009-2013) qui visait à évaluer l’efficacité et le coût économique – par la méthode de l’essai contrôlé randomisé – d’une intervention combinant un accès prioritaire au logement et un suivi clinique donné à des personnes qui vivent dans la rue avec des problèmes de santé mentale. Une dizaine de personnes (des pairs) avec des parcours de vie similaires à ceux des participants qui recevaient des services étaient employées pour faire valoir leur savoir expérientiel des problèmes de santé mentale auprès des chercheurs, intervenants et gestionnaires du projet. Nous avons réalisé une observation participante des activités du groupe de pairs pendant près de deux années et demie ainsi qu’une cinquantaine d’entrevues qualitatives semi-dirigées avec les pairs et membres du projet en contact avec eux.

Les savoirs au fondement de l’intervention dans l’État

Quels sont les savoirs au fondement de l’intervention de l’État dans le champ des services sociaux et de santé ? La première partie de la thèse offre une plongée au cœur des débats épistémologiques et politiques entre socialistes et libéraux concernant la qualité des savoirs expérientiels et experts ainsi que leur rôle dans l’élaboration de politiques et de programmes dans le domaine des services sociaux et de santé par l’État. Elle décrit trois traditions d’intervention initiées entre la fin du XIXe siècle et les années 1970 et fondées réciproquement sur l’expertise, l’expérience et l’expérimentation. Face à l’alternative entre expertise technocratique, soutenue par les socialistes, et réduction de l’État au minimum au profit de l’ordre spontané du marché et des interactions individuelles reposant sur des savoirs locaux, prônée par les libéraux, une troisième voie est entrouverte par l’approche expérimentale. Tirant le meilleur parti des deux premières traditions, cette troisième voie propose la mise en œuvre des programmes locaux élaborés en tenant compte de la diversité des savoirs, dont l’analyse vise à évaluer l’impact et, le cas échéant, leur transposition à une plus grande échelle. Au terme de cette première partie, une question surgit : quelle place accorder au savoir d’expérience de pairs dans un projet de recherche et de démonstration, qui repose sur l’autorité des savoirs médicaux et scientifiques ?

Les pratiques de soin développées dans le projet

La thèse documentait, dans un second temps, la participation de pairs dans toutes les sphères du projet Chez Soi Montréal, c’est-à-dire aussi bien dans la gouvernance, les deux équipes de recherche et les trois équipes cliniques du projet. C’est dans ces dernières – où participaient trois pairs aidants certifiés, c’est-à-dire ayant le statut d’intervenants et travaillant aux côtés de psychiatres, gestionnaires et intervenants de diverses disciplines – que les pratiques développées sont les plus riches. À titre d'exemple, parmi les pratiques développées par les pairs aidants en collaboration avec leurs collègues cliniciens et jugées significatives par ces derniers, on trouve les suivantes : relativiser les diagnostics en les tenant pour des « perspectives diagnostiques » et non des diagnostics définitifs, susciter des débats à propos de la prescription de médicaments qui permettent aux intervenants, aux pairs aidants et aux psychiatres de présenter leur point de vue, parler de gestion autonome de la médication et de ressources alternatives en santé mentale dans des milieux qui n’en ont pas forcément l’habitude ou encore offrir un espace de réflexion sur le pouvoir des psychiatres. Ce faisant, les pairs aidants contribuent à dégager leurs collègues professionnels d’une lecture psychiatrique au sens étroit que lui donne la médecine fondée sur les données probantes au profit d’une vision davantage sociale de la psychiatrie telle qu’elle était pratiquée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette psychiatrie sociale est caractérisée par un pluralisme explicatif des problèmes de santé mentale, par l’importance de la trajectoire de vie des personnes, des rapports sociaux et de l’interprétation qu’elles peuvent donner de leur propre situation dans la compréhension de l’étiologie de leurs problèmes. Souligner la richesse des sources du savoir des pairs permet de battre en brèche une vision idiosyncrasique d’un savoir qui serait limité aux confins de l’expérience vécue des problèmes qu’ils rencontrent et le préjugé qu’ils n’ont pas un savoir réflexif sur leurs expériences comme peut le suggérer la division entre savoir pratique et savoir théorique. En partageant leurs histoires de vie et la manière dont ils ont traversé leurs difficultés, en s’impliquant dans l’entraide et le mouvement des usagers, en suivant des formations sur la défense des droits ou l’intervention clinique, les pairs enrichissent leur connaissance des problèmes de santé mentale, de la vie dans la rue et du réseau public et communautaire de santé et des services sociaux. De la même manière, le savoir des intervenants – même s’il est plus ancré dans une formation disciplinaire initiale – s’élabore à partir de l’expérience professionnelle, des échanges entre collègues et, parfois, d’un vécu des réalités auprès desquelles ils interviennent. Les savoirs sont constitués de différentes couches, sont élaborés et détenus collectivement, et sont dynamiques dans la mesure où ils s’actualisent sans cesse grâce à l’expérience clinique et de recherche, les formations et les discussions de cas.

Les savoirs d’expérience au cœur des institutions publiques dans le social et la santé

Le projet Chez Soi est marqué par une ouverture au savoir des pairs qui débouche, parfois, sur la création de rapports horizontaux entre les membres du projet. Cette possibilité dépend, en premier lieu, de la présence de politiques ou des directives qui contraignent les institutions à inclure des usagers des services tout en leur donnant la marge de manoeuvre financière pour mettre sur pied ces projets participatifs. Elle dépend, en second lieu, de la reconnaissance de la faillibilité des savoirs de chacun – des pairs comme des professionnels – pour comprendre et intervenir auprès des populations marginalisées, avec pour corolaire la valorisation des savoirs qu’on ne possède pas. La mise en place de pratiques collaboratives entre des anciens utilisateurs de services et les professionnels cliniques et de recherche dans le domaine de la psychiatrie repose, en partie, sur la mise en place d’espaces de doute au sein des équipes cliniques et de recherche et d’une attitude de prudence épistémique ancrée dans la reconnaissance de la faillibilité des savoirs professionnels et expérientiels. La reconnaissance de la faillibilité essentielle des savoirs professionnels et expérientiels en matière d’organisation des services, d’intervention et de recherche – dans un univers de la santé et des services sociaux de plus en plus guidé par le langage de la preuve scientifique tel que défini par l’EBM – semble une des conditions sine qua non de l’émergence de pratiques coconstruites entre les pairs, les gestionnaires, les intervenants et les chercheurs. Ces considérations lient le constat sur la faillibilité des savoirs scientifiques que l’on trouve dans la littérature chez Hayek (1988), Chambers (1995), Scott (1998), Hoppe (1999) ou encore Evans (2005) dans des domaines aussi variés que l’analyse des politiques sociales, sanitaires ou environnementales, avec une réflexion sur la concurrence entre les savoirs et la lutte pour le monopole décisionnel. En troisième lieu, la création de rapports horizontaux entre les membres du projet dépend de l’acceptation de l’inconnu au sein des relations entre les pairs et leurs collègues. L’incertitude semble essentielle pour éviter la reproduction de façons de faire hiérarchisées dans lesquelles le savoir d’expérience est intégré à la marge ou de manière à renforcer les modèles professionnels existants. Cette incertitude, parce qu’elle s’accompagne d’un sentiment d’insécurité, doit s’accompagner d’un accompagnement des pairs et de leurs collègues pour qu’elle se transforme en source de créativité. La réunion de ces conditions semble exceptionnelle. Mais la mise en évidence des effets bénéfiques sur les dimensions organisationnelles, cliniques et scientifiques de la présence des pairs nous incite à penser que l’établissement d’un « ailleurs et autrement » (Mercier et White, 1995 : 25) peut, dans le domaine de la santé mentale, survenir au sein même de projets publics ambitieux. Pour conclure, notre analyse ouvre la voie à une prise en compte du savoir d’expérience qui ne soit pas simplement une intégration de ce savoir dans un savoir expert plus englobant comme le redoutent les critiques libérales de la technocratie, mais la production de savoirs et pratiques inédits qui résultent de la mise en commun de différents savoirs. Si elle reconnait la diversité et la richesse des savoirs locaux « incomplete and frequently contradictory » comme les qualifie Hayek, l’analyse que nous proposons ne conclut pas – comme le soutiennent les critiques de l’interventionnisme étatique – qu’il faut abandonner toute velléité d’organisation du social au profit d’interactions réglées par le marché et la rationalité de chaque consommateur. Elle renforce le constat de la nécessité de projets publics expérimentaux dans la santé et les services sociaux fondés sur l’expérience de vie des usagers des services alimentée par l’expérience clinique et de recherche des intervenants et des chercheurs.

Thèse soutenue à l'Université de Montréal, le 27 janvier2015, devant le jury :

Membres du Jury :

  • Nicolas Sallée, département de sociologie, Université de Montréal, président-rapporteur
  • Christopher McAll, département de sociologie, Université de Montréal, directeur de recherche
  • Jean-François Pelletier, département de psychiatrie, Université de Montréal, membre du jury
  • Marc-Henry Soulet, département de sociologie, politiques sociales et travail social, Université de Fribourg, examinateur externe
  • Sue-Ann MacDonald, professeure adjointe, école de service social, Université de Montréal, représentante du doyen de la FAS