Participation, politisation et rapports de genre : changement social en milieu populaire (Vénézuela, 2002-2012)
BRANDLER-WEINREB Jessica, Participation, politisation et rapports de genre : changement social en milieu populaire (Vénézuela, 2002-2012), thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, 2015
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Résumé de la thèse
Ma thèse prend pour objet le rapport des femmes des classes populaires au politique, étudié à partir de deux phénomènes : leur incorporation massive aux instances locales de participation et la politisation sans précédent qui caractérise le Venezuela bolivarien. Plus que la politisation et la participation en elles-mêmes, ce travail s’attache à comprendre comment une politique nationale top down, qui valorise les affaires locales et le registre du quotidien, modifie les pratiques, les représentations et les affects des femmes des classes populaires, de tous les bords partisans, qui se construisent et s’affirment comme sujets politiques. In fine, cette thèse s’interroge sur la manière dont ce processus transforme les rapports de genre et les rapports governant.e.s-gouverné.e.s.
Les changements sociaux et politiques que connaît le Venezuela, notamment depuis 1998, sous les deux mandats du président Hugo Chávez, font de ce pays un terrain propice à l’étude de cette question. Il motivera, en partie, la forte mobilisation de la population, à la fois pour s’approprier les espaces de participation qui se développent sous ces gouvernements, mais aussi pour défendre ou pour rejeter le projet de pays qu’incarne la figure du président. Cette mobilisation est majoritairement féminine.
La politique de la participation se développe sous des formes différentes à travers deux étapes distinctes qui modifient la place et le rôle des femmes dans celle-ci et qui justifient le choix de la période étudiée dans cette recherche. La première va de 2002 à 2006 : elle se concentre autour du dispositif participatif que sont les Conseils Locaux de Planification Publique (CLPP). Créés en 2002 pour favoriser le développement d’une citoyenneté « active », ces Conseils ont pour objectif de permettre la participation des habitant.e.s –organisé.e.s en communautés- à l’élaboration du budget municipal dans un travail de co-gestion et de coresponsabilité avec la mairie. Les CLPP ont été amplement investis par les communautés où les femmes des classes populaires se sont mobilisées massivement dans le but d’améliorer les conditions de vie du territoire habité et de revendiquer leur rôle d’actrices du développement local. Cette première étape de la politique de la participation bolivarienne fut l’objet d’une première recherche empirique, centrée sur les motivations et les modalités de participation des femmes dans ces structures afin étudier la question de leur accès à la citoyenneté, à travers leur accès à l’espace public.
La deuxième étape, allant de 2006 à 2012, se structure autour des Conseils Communaux (CC). Le travail commun avec la mairie est abandonné au profit d’un autre objectif, celui de la construction des « autogouvernements communautaires ». Cette étape concerne la période du deuxième et dernier mandat investi par le président Chávez, allant de 2006 à 2012, et incluant, en 2008, la création d’un ministère chargé de lutter contre les inégalités de genre et pour l’amélioration des conditions de vie des femmes. Le nouveau dispositif de participation que sont les CC propose désormais aux communautés d’administrer directement les ressources allouées, au niveau national et par les institutions régionales en charge de la question de la participation. Ainsi, les CC se rapprochent des activités quotidiennes des gens ordinaires et se placent au coeur des relations interpersonnelles. Bien qu’elles ne soient pas toujours conformes au régime démocratique, ces transformations sont favorables au pouvoir des femmes en politique, dont les actions se construisent en dehors du cadre institutionnel et des espaces formels traditionnels. Dans un pays où ces dernières occupent un rôle d’autorité dans la structure sociale, elles deviennent des actrices clefs pour l’Etat vénézuélien. Leur « pouvoir de mobilisation » devient central pour le chavisme dont la perte de popularité se fait sentir.
Fruit de sept années de recherche et de près de deux ans de terrain, cette thèse allie les techniques classiques de l’enquête sociologique à de nouveaux outils –les carnets intimes et les photographies participatives- révélant l’importance du tournant affectif induit par l’expérience participative dans la vie des enquêté.e.s. En adoptant la méthode de la théorie enracinée, elle propose l’analyse la plus complète possible du changement social étudié, à travers le partage du quotidien et l’étude longitudinale des trajectoires individuelles, surtout des femmes mais aussi de certains hommes. Une « ethnographie en mouvement » a été réalisée dans deux états de province, naviguant entre les bidonvilles de Carabobo et les montagnes de Mérida, reliant le foyer au gouvernement, en passant par le quartier et les institutions, permettant la réalisation des 147 entretiens sur lesquels repose l’enquête.
Cette recherche s’appuie donc sur une analyse multi-niveaux permettant de saisir l’enjeu multidimensionnel de la participation qui s’effectue à l’échelle locale, selon un plan en trois temps. Ma démarche consiste à varier la focale pour percevoir les changements qui se produisent, à la fois dans la vie des individu.e.s, au sein d’une communauté, dans les rapports de classe et de genre, et dans le système de participation qui s’élabore au niveau gouvernemental.
Dans un premier temps, je présente la manière dont se fabrique la politique de la participation bolivarienne à partir de l’analyse des dispositifs participatifs que sont les CLPP et les CC, et des trajectoires individuelles des acteurs et des actrices qui les investissent, majoritairement des femmes. Il a été question de comprendre à la fois la manière dont l’espace et le territoire façonnent le contenu, la pratique et la vision du politique et les effets de la micro-localisation de la participation sur la place et sur le rôle des femmes des classes populaires. Si la participation des femmes au niveau local n’est pas un phénomène nouveau, le cadre de la démocratie participative et « protagonique » rend visible et finance ce travail, souvent non valorisé, en l’institutionnalisant. Ainsi, cette forme de socialisation qu’induit la participation devient un mécanisme d’inclusion pour les femmes des classes populaires qui se transforment en porte-paroles de ces structures locales, tout en permettant la construction d’une citoyenneté élaborée à partir de la vie quotidienne et des relations interpersonnelles.
Mais comment expliquer que les femmes intègrent massivement ces nouveaux dispositifs étatiques ? Je me suis alors consacrée, dans un deuxième temps, à l’étude des motivations, des modalités et des effets de la participation dans leurs pratiques et dans leurs représentations politiques, à partir d’une analyse croisée : celle des trajectoires individuelles et des assignations sociales de genre. Dans ce pays où les femmes occupent une place centrale dans la famille et dans la société, en tant que mères avérées ou potentielles, le décloisonnement spatial et idéologique de la politique favorise l’émergence de leur pouvoir. Les Vénézuéliennes instrumentalisent alors les valeurs attribuées au féminin et à la maternité pour se construire en tant que sujets politiques individualisées, alliant ainsi l’informel à l’institutionnel. Leur participation politique entraîne une reconfiguration des rapports au sein de l’espace domestique. La re-signification du rôle des femmes par l’Etat rend compatibles les représentations sociales et symboliques sur femmes, pouvoir et politique.
Enfin, dans un troisième et dernier temps, pour tenter de saisir l’ampleur du nouvel ordre social et symbolique qui a émergé sous l’ère Chávez, j’ai souhaité me plonger au coeur des intentionnalités, des projections individuelles, des émotions des « subalternes » en politique, analyser les processus d’« autogouvernements » et de capacitation qui s’y produisent. La politique de la participation bolivarienne et l’expérience qu’en font les individu.e.s modifie les représentations du féminin et le rapport au politique des classes populaires, notamment dans le rapport à soi, à la famille, à la communauté, mais aussi au pouvoir institué. Ce parcours enclenche également des transformations au niveau des rapports gouvernant.e.sgouverné. e.s, qui sont encadrés par une dynamique étatique et par une législation qui permettent leur éclosion. Ces derniers donnent lieu à des « micro-basculements » dans les rapports de domination, qui s’effectuent dans les imaginaires, au niveau de la subalternité du genre féminin et au niveau de la subalternité politique des classes populaires au Venezuela.
Thèse soutenue à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, CREDA-Institut des hautes études de l'Amérique latine, le 26 novembre 2015, devant le jury suivant
Membres du Jury :
- David GARIBAY, Professeur en science politique à l’Université Lumières-Lyon 2 (rapporteur)
- Denis MERKLEN, Professeur de sociologie à l’Université Paris3-IHEAL (directeur)
- Bérengère MARQUES-PEREIRA, Professeure en science politique à l’ULB, Bruxelles (rapporteure)
- Yves SINTOMER, Professeur en science politique à l’Université Paris 8 (président du jury)
- Polymnia ZAGEFKA, Maître de conférence en sociologie à l’Université Paris3-IHEAL