« Pas de mouvement sans AG » : les conditions d'appropriation de l'assemblée générale dans les mobilisations étudiantes en France (2006-2010). Contribution à l'étude des répertoires contestataires

   

LE MAZIER Julie, « Pas de mouvement sans AG » : les conditions d'appropriation de l'assemblée générale dans les mobilisations étudiantes en France (2006-2010). Contribution à l'étude des répertoires contestataires, thèse de doctorat de Science politique, Université Paris 1, 2015

 

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Résumé de la thèse

La recherche porte sur les expérimentations démocratiques dans les mouvements sociaux à travers l’étude du recours à l’assemblée générale (AG) dans les mobilisations étudiantes de la seconde moitié des années 2000 en France. Leurs participants en effet ne conçoivent « pas de mouvement sans AG », selon les termes d’une militante étudiante, alors que dans d’autres secteurs les salariés peuvent se mettre en grève sans utiliser cette forme d’organisation. Ces réunions rassemblent de plusieurs centaines à plusieurs milliers de personnes. Comment comprendre que les étudiants de la fin des années 2000 fassent tant de cas de leurs AG ? En restituant les usages qu’ils en font, on cherche à identifier les conditions de leur appropriation d’un mode d’organisation ne reposant ni sur l’adhésion syndicale ni sur la délégation mais sur la participation individuelle. L’AG fonctionne en effet selon le principe affiché de la démocratie directe : n’importe quel étudiant, qu’il soit ou non membre d’une organisation, peut prendre part aux débats et aux votes, le collectif étant considéré comme légitime à produire des décisions par la seule vertu de son rassemblement. Le paradoxe tient ici au fait que ce sont en grande partie des militants membres d’organisations syndicales ou politiques qui en orchestrent le déroulement. Ce qu’il s’agit de comprendre, dès lors, ce n’est donc pas simplement comment des étudiants s’organisent en dehors des syndicats, mais comment des syndicalistes en viennent à investir, voire à privilégier, un tel mode d’organisation. Le recours aux AG est donc rapporté aux configurations syndicales et politiques propres au milieu étudiant, sans pour autant être associé mécaniquement à une supposée « crise » du syndicalisme et du militantisme organisé, puisqu’au contraire les militants les façonnent de part en part.

La thèse montre que l’usage des AG répond à des enjeux à la fois pratiques – dépendants des ressources dont disposent les organisateurs des grèves étudiantes et des contraintes qu’ils rencontrent – et symboliques liés à des considérations sur ce qui est, ou non, démocratique. Elle fait ainsi dialoguer la sociologie des mouvements sociaux et de l’engagement et celle des pratiques démocratiques et de représentation. Elle s’emploie à renouveler l’étude des répertoires de l’action collective, ensemble des moyens d’action utilisés par un groupe pour émettre des revendications, en s’intéressant moins à leur transformation sur le long terme qu’aux conditions de leur appropriation par des acteurs contestataires. Elle interroge ainsi la façon dont ils en viennent à avoir recours à l’AG plutôt qu’à d’autres formes d’organisation, dont ils en font l’apprentissage et dont ils la transforment à la marge, en tenant compte des dimensions symboliques dont ils l’investissent, souvent négligées dans l’étude des répertoires contestataires. Elle s’attache en effet à rendre compte des normes démocratiques que les étudiants mobilisent à propos des AG, en les reliant à leur socialisation politique et militante comme à leur position dans les conflits qui traversent le déroulement d’une grève.

L’hypothèse centrale de ce travail souligne que les modalités différenciées d’appropriation de l’AG sont le produit de rapports de forces internes aux groupes mobilisés, et cela à deux niveaux. Premièrement, la compétition qui oppose divers groupes, sociaux, professionnels, syndicaux, politiques, dans la lutte pour la conduite d’un mouvement, structure le répertoire contestataire et les manières d’appréhender l’AG. Les différentes formes d’action et d’organisation fonctionnent en effet comme des marqueurs identitaires pour chacun de ces groupes, qui s’emploient par conséquent à les reproduire. Deuxièmement, des inégalités de compétences militantes et des rapports sociaux de classe, de genre et de « race » engendrent des degrés et des modalités d’implication variés dans les AG, ce qui conduit à interroger le caractère réellement inclusif de ce mode d’organisation. Pour saisir ces rapports de forces internes, la thèse s’appuie sur une ethnographie de la participation dans trois sites universitaires lors de quatre mouvements étudiants d’ampleur nationale. Sont pris en compte celui de 2006 contre le Contrat première embauche (CPE), ceux de 2007 et de 2009 contre les réformes entraînées par la loi relative aux Libertés et Responsabilités des universités (LRU), et celui de 2010, dans le cadre de la mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites. Les matériaux empiriques ont été recueillis par le biais d’un croisement de méthodes, avec d’abord une enquête par immersion dans le milieu militant étudiant, combinant observation directe, observation participante et entretiens approfondis avec des participants aux AG (N = 62). Ses résultats ont été contrôlés par le traitement statistique de 233 questionnaires diffusés lors des congrès de 2011 des trois principaux syndicats étudiants engagés dans ces mobilisations. Enfin, un travail sur archives a permis de situer les usages des AG à la fin des années 2000 dans le temps long des pratiques contestataires étudiantes.

La première partie analyse les conditions structurelles de reproduction de l’AG dans le répertoire contestataire étudiant. Le premier chapitre propose ainsi une sociologie historique de la diffusion de l’AG dans les mobilisations étudiantes, contribuant à une histoire des pratiques participatives et à une histoire sociale des idées sur la démocratie et la représentation. Il établit que c’est à partir du mouvement de mai-juin 1968 que les étudiants ont recours à des AG ouvertes aux non-syndiqués, pourtant utilisées dans les grèves ouvrières depuis le début du XIXe siècle. La crise de 1968 ne fait cependant que précipiter la massification de modes d’organisation « à la base » expérimentés tout au long des années 1960 dans les mobilisations étudiantes, dans un contexte de diffusion de mots d’ordre participatifs.

Le deuxième chapitre met en lien le recours aux AG dans la seconde moitié des années 2000 avec les relations qu’entretiennent les organisations étudiantes et les publics qu’elles entendent mobiliser. On observe à la fois une dépendance des étudiants vis-à-vis des ressources et savoirfaire des militants organisés, et une défiance à l’égard de leurs prétentions à parler au nom du groupe, à contrôler la mobilisation et à en tirer tout le crédit symbolique. Les organisations sont donc conduites à s’effacer, au moins en apparence, derrière le collectif plus large de l’AG, alors même qu’elles en encadrent en grande partie la mise en place et le déroulement. On observe ainsi d’importantes inégalités de participation, notamment dans l’accès à la prise de parole, entre les militants organisés et expérimentés et un public qui reste spectateur. Ce constat ne fait qu’épaissir le mystère qui entoure la centralité de l’AG dans le répertoire contestataire étudiant : comment comprendre que les militants tiennent à réunir tant de gens pour continuer à discuter entre eux ?

Le troisième chapitre propose une sociologie des polémiques sur la démocratie et la représentation dans les AG. Selon leurs intérêts et les lieux de leur socialisation politique, les participants ne considèrent pas tous les AG comme démocratiques. Ils mobilisent des normes hétérogènes à propos des procédures de débat et de vote à mettre en place (règles formelles de répartition de la parole, vote à main levée vs pratiques inspirées des scrutins officiels) et du niveau de délégation tolérable (mandat impératif ou libre pour ceux qui se voient attribuer une tâche). Le chapitre traite enfin d’un paradoxe. D’un côté, on observe dans les AG des tendances homologues à celles qui caractérisent les dispositifs participatifs institués par les pouvoirs publics : légitimation de la décision par la délibération préalable et tendance à la procéduralisation des règles de fonctionnement. De l’autre, les militants étudiants sont issus de milieux politiques, notamment de la gauche radicale, enclins à critiquer le mot d’ordre de « démocratie participative ». D’où des cas d’étudiants qui reconvertissent leur expérience contestataire en se professionnalisant dans les métiers de la participation, tout en étant alors traités comme des transfuges.

La deuxième partie de la thèse appréhende les AG au niveau des interactions par lesquelles elles se fabriquent, de façon à comprendre ce qu’y cherchent les militants qui les organisent et les étudiants qui s’y rendent. Le quatrième chapitre analyse les actes et gestes accomplis dans les AG, et montre que celles-ci ne sont pas simplement un lieu de débat et d’organisation, mais consistent à mettre en scène un collectif revendiquant en suscitant des manifestations collectives d’émotions de la part d’un public qui pourtant n’adhère ni nécessairement ni durablement aux objectifs des organisateurs. L’AG étant également le lieu où sont exprimés tous les problèmes, informations et argumentaires qui touchent à la conduite de la grève, ses débats échouent souvent à prendre la forme d’une délibération au sens d’une élaboration progressive de positions collectives et consensuelles : ils prennent plutôt la forme d’une accumulation hétéroclite d’interventions qui se succèdent sans toujours se répondre.

Ces actes et gestes par lesquels se font les AG sont rapportés, dans le cinquième chapitre, aux acteurs et actrices qui les effectuent, à leurs dispositions sociales et aux rôles différenciés qu’ils sont amenés à y jouer. L’étude de la division sociale et sexuée du travail militant dans cette arène permet d’aboutir à une typologie des leaders qui y émergent. Les orateurs réguliers, d’abord, sont conduits, quelle que soit leur origine sociale, à emprunter aux classes populaires le registre de la virilité, manière genrée de manifester leur positionnement du côté des dominés, dans le cadre de mobilisations étudiantes qui rassemblent des enfants d’ouvriers, d’employés et de cadres du secteur public. Cette construction du rôle d’orateur limite l’accès à la prise de parole de certains hommes et surtout de femmes, et parmi eux d’une autre catégorie de leaders qui se concentrent sur les tâches d’organisation sans pour autant convertir leur implication dans la grève en titre à parler. Dans les deux cas, le dispositif de l’AG, où la délégation à des représentants est rejetée ou du moins questionnée, contraint le rôle des leaders : ils sont l’incarnation ponctuelle du groupe, de par leur exemplarité, sans qu’un pouvoir sur ce dernier leur soit reconnu.

La troisième partie resitue l’AG dans ses relations, de concurrence ou de complémentarité, avec les autres pièces du répertoire contestataire étudiant, qu’il s’agisse des modes d’action ou des autres espaces de participation (comités et commissions aux effectifs plus restreints, coordinations, participation en ligne). Le sixième chapitre s’y attache de façon diachronique, en suivant les différentes séquences des mobilisations. Le septième chapitre s’y emploie de façon synchronique, en rapportant les différents modes d’action et d’organisation aux groupes qui les promeuvent. On montre ainsi que l’AG fait l’objet d’investissements pratiques et symboliques par des courants politiques variés, ce qui explique que ce mode d’organisation soit remobilisé d’un mouvement à l’autre.

Premièrement, l’argument démocratique n’est pas la cause de la participation de milliers d’étudiants aux AG. La légitimation des AG au nom de la démocratie dans les grèves est bien plutôt le produit d’entreprises de justification symbolique de ces dernières par des militants issus de courants politiques et syndicaux minoritaires, qui les associent aux mots d’ordre d’autogestion, d’auto-organisation et de démocratie directe. Positionnés à la gauche de l’Union nationale des étudiants de France (Unef), ils ont été familiarisés avec ces valeurs au cours de leur socialisation militante, et ont aussi intérêt à promouvoir les AG dans la compétition qui les oppose à la tendance majoritaire de ce syndicat, parce que c’est une arène qu’ils maîtrisent mieux que d’autres. Deuxièmement, le succès des AG tient à leur plasticité, c’est-à-dire à la possibilité pour des publics variés de les ajuster à des objectifs et valeurs parfois contradictoires, dont certains n’ont rien à voir avec des considérations démocratiques. Elles sont en particulier l’échelle qui permet de combiner d’une part le débat, l’expression des individualités, la démocratie, d’autre part l’effet de masse, la manifestation du nombre et de la détermination du groupe mobilisé. Les AG sont ainsi promues par des militants auxquels elles permettent d’avoir le sentiment de peser sur une masse d’étudiants, et cela d’autant plus qu’ils appartiennent à de petites organisations qui sont loin de pouvoir mobiliser autant d’adhérents.

Thèse soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, École doctorale de science politique, Centre européen de sociologie et de science politique (Cessp) – Centre de recherches politiques de la Sorbonne (CRPS), le 12 novembre 2015, devant le jury suivant

Membres du Jury :

  Isabelle SOMMIER, Professeure des Universités, Université Paris 1 (directrice) Loïc BLONDIAUX, Professeur, Université Paris 1 Paula COSSART, Maître de conférences, Université de Lille 3 Olivier FILLIEULE, Professeur, Université de Lausanne
Bertrand GEAY, Professeur, Université de Picardie

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