« Faire avec » les contraintes : l’expérience politique des conseillers de quartier de Téhéran

   

SAEIDNIA Aurore, « Faire avec » les contraintes : l’expérience politique des conseillers de quartier de Téhéran, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2016

 

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Résumé de la thèse

Depuis une trentaine d’année, les traditionnels slogans révolutionnaires qui rythmaient le quotidien des Iraniens au lendemain de la révolution de 1979 s’accompagnent de discours sur le « bon citoyen », sur les enjeux environnementaux ou sur un « développement durable ». C’est dans ce contexte que les conseils de quartier (shorâ-s yâri) sont créés par le conseil de ville de Téhéran à la fin des années 1990. Définis comme des institutions « non gouvernementales (gheir dolati), décentralisées (gheir motemarkez), apolitiques (gheir siâsi), volontaires (dâvtalabâne) et de participation (moshârekati) », ils ont un rôle strictement consultatif. Leurs dix membres, élus au suffrage universel direct dans les 354 quartiers de Téhéran pour un mandat de quatre ans, ont pour principale mission d’instaurer une « collaboration réelle, durable et permanente » avec les citoyens sur les questions de développement local. Apolitique indique ici que le conseil de quartier est une institution extérieure à l’espace politique spécialisé, partisan et institutionnel relatif à l’administration de l’État. D’ailleurs, sous leur forme actuelle ces conseils ne sont pas reconnus constitutionnellement. C’est en effet sur la base d’un amendement de la loi des conseils municipaux, que le premier conseil municipal de Téhéran a mis en place ces conseils en 1999. Et bien qu’élus au suffrage universel direct et définis dans les textes comme non centralisés, le choix d’un statut associatif les différencie des institutions décentralisées et les exclut de facto de l’espace politique. Ces conseillers sont ainsi appelés dans les textes juridiques et se définissent eux-mêmes comme des bénévoles et des « personnes de confiance du quartier » (mo’tamed-s mahalleh).

Comment comprendre cette surenchère « participative » à Téhéran, et plus largement le « tournant participatif »1 municipal initié depuis les années 1990 dans le contexte autoritaire iranien ? A quelles conceptions de la participation du public s’adosse la création de ces conseils de quartier consultatifs et élus au suffrage universel direct ? Comment analyser des institutions apolitiques et non partisanes, aux pouvoirs strictement consultatifs, qui participent de manière indirecte à la définition des politiques publiques municipales ? Afin de répondre à ces interrogations et rendre compte des multiples dimensions de la participation des conseillers à la vie publique locale, il m’a été nécessaire de « reposer la question de ce que “politique” même peut vouloir bien dire »2 . Le va-et-vient entre les différentes définitions de cette notion et les pratiques et discours des conseillers téhéranais m’a ainsi menée à l’élaboration d’une approche polysémique du politique organisée autour de deux acceptions idéales-typiques : une première approche en termes de processus de politisation et de dépolitisation me permet d’interroger les différents positionnements des conseillers par rapport à l’espace politique institutionnel et partisan ; une seconde conceptualisation idéale-typique du politique comme « agir » invite à analyser leurs pratiques et discours non plus à partir de leur (non) qualification politique mais de ce qu’ils font aux règles encadrant leur participation à la vie du quartier. Ainsi, je dépasse les analyses binaires opposant conformisme et résistance pour appréhender, à l’instar de M. de Certeau, le conformisme, la contestation et le contournement comme autant de facettes d’une même pratique : il existe toujours une marge d’action, et les mises en ordres sociopolitiques descendantes sont adaptées, interprétées et appropriées. En pratique, les oppositions entre conformisme et résistance ou police et émancipation sont ainsi « tout le temps brouillées »3 , la dépolitisation ne signifiant pas forcément l’absence d’action politique, ni la protestation une volonté de renverser le pouvoir.

M’adossant à une enquête de terrain menée en Iran entre 2007 et 2012, je m’intéresse dans cette thèse aux processus – conflictuels – de normalisation socialement et historiquement construits contraignant la participation à la vie publique dans le contexte autoritaire et pluraliste iranien. Ce faisant, j’esquisse un tableau des logiques autoritaires caractéristiques de la république iranienne telles qu’elles se fabriquent, se reproduisent et se donnent à voir concrètement dans les pratiques et discours des acteurs. En ce sens, je m’intéresse à la (re)production, à la diffusion et à la redéfinition des contraintes de manière verticale (des institutions politiques internationales, nationales et municipales vers le quartier) mais aussi horizontale (au sein du conseil de quartier ainsi qu’entre les conseillers et les habitants). La question n’est ainsi pas tant de savoir si les conseillers contribuent à la « démocratisation » de l’espace local mais de comprendre comment dans le contexte autoritaire iranien, malgré leurs faibles ressources et leurs marges de manoeuvre limitées, ces acteurs « font avec »4 les contraintes encadrant leur participation pour agir dans leurs quartiers. En enquêtant sur ce qu’ils font concrètement dans les quartiers de la capitale iranienne mais aussi sur ce qu’ils font de ces conseils, j’explique comment ces conseillers élus et bénévoles (re)produisent, contournent ou remettent en question les normes définissant qui a le droit de participer à la vie publique locale iranienne et selon quelles modalités. Je me demande comment les conseillers de quartier, définis comme des acteurs « apolitiques » exigent, argumentent et se mobilisent pour accéder à des ressources ; se présentent comme des acteurs légitimes à l'échelle du quartier (pour certains à l'échelle municipale) pour agir sur leur territoire ; ou encore comment ils redéfinissent par leurs pratiques et discours le rôle de conseiller de quartier.

Les réflexions sur l’articulation du religieux et du politique, de la police et de l’émancipation et des pratiques de conformisme et de résistance sont transversales aux différents chapitres. Leurs titres cherchent ainsi à faire dialoguer ces tensions généralement pensées de manière antagoniste. Les shorâ-s yâri sont-ils de simples institutions de contrôle des quartiers ? Ne sont-ils pas également des espaces polémiques, où les processus d’assignation des places et des parts sont remis en jeu ? Au-delà d’une simple opposition d’intérêts entre dominants et dominés, observe-t-on des ruptures, des remises en question des manières de penser et de distribuer ces parts et places ? La thèse répond à ces questions en cinq chapitres.

Chapitre 1 – Enquêter sur le politique en Iran : dans ce chapitre, je rends compte des conditions d’enquête, de la genèse de la recherche, et de mon positionnement personnel par rapport au sujet. J’y explique, à partir d’une analyse réflexive de mon terrain et des difficultés rencontrées (d’accès au terrain, dans la manière de mener l’enquête ou encore dans mon rapport à la fois familier et étranger aux enquêtés), comment ma réflexion s’est progressivement construite autour de cette problématique du politique. En revenant sur la genèse de ma recherche, j’expose comment la théorie a permis de dépasser les problèmes rencontrés et de leur donner sens et je présente les boites à outils théoriques mobilisées dans cette thèse. J’y présente ainsi l’approche polysémique du politique qui me permet d’appréhender à la fois des processus de reproduction et de conformisme mais aussi d'autonomisation, de renégociation voire de contestation des contraintes propres au contexte iranien.

Chapitre 2 – Le quartier, entre espace de gouvernement et échelle d’administration territoriale (1906-2011) : je reviens dans ce chapitre sur les contextes historiques, politiques et institutionnels qui éclairent la création des shorâ-s yâri. À partir d’une sociohistoire des conditions de la participation à l’espace politique (national et local) iranien, remontant au début du XXème siècle, j’expose comment la « participation citoyenne » (moshârekat-e shahrvandi) s’est progressivement imposée depuis 1979 comme un mot d’ordre légitime dans l’espace municipal et puise dans les registres de légitimation religieux, révolutionnaires et civiques. Je montre que la question du rôle des espaces locaux dans l’architecture politique nationale a fait l’objet de nombreuses réformes depuis le début du XXème siècle. Enfin, j’explique en quoi la mobilisation des multiples légitimités (religieuses, révolutionnaires et civiques) traduit les conceptions qui s’opposent au sein de l’appareil d’État et dans la société iranienne sur le rôle du citoyen dans la conduite des affaires du pays et du quartier.

Chapitre 3 – Servir le quartier au nom de Dieu ? Être motamed pour participer aux affaires de la cité : dans ce chapitre, je montre que les conseillers de quartier sont des acteurs intégrés – plus ou moins fortement – dans les espaces valorisés de la République islamique, qui maitrisent les règles du jeu et les contraintes liées à l’incertitude des lignes rouges entre le possible, l’autorisé et l’interdit. Leur notabilité repose sur des ressources d’autochtonie ainsi qu’un engagement dans de multiples associations et institutions de quartier. Pour entrer dans les shorâ-s yâri et participer aux affaires du quartier, les conseillers s’appuient sur des ressources symboliques et matérielles de leurs précédentes expériences militantes ; ils mobilisent les différents réseaux d’interconnaissance dans lesquels ils sont localement insérés ; et ils investissent les rhétoriques dépolitisées du don de soi et de la vocation. En ce sens, l’engagement des conseillers, ainsi que la dépolitisation de leurs fonctions et activités font écho plus largement aux parcours de militants associatifs. Les investissements des shorâ-s yâri sont cependant loin d’être uniformes et consensuels : ils traduisent les conflits autour des manières d’être et de faire autorisées et valorisées en Iran.

Chapitre 4 – Les conseillers de quartiers : élus, bénévoles ou bureaucrates ? : à partir d’une étude des pratiques quotidiennes des conseillers, je montre dans ce chapitre comment les conseillers naviguent entre leurs rôles de représentants élus, d’habitants bénévoles et de neighborhood-level bureaucrats pour se définir progressivement comme une institution intermédiaire légitime et incontournable à l’échelle du quartier. En rendant compte du processus d’institutionnalisation des shorâ-s yâri par le bas, je mets l’accent sur la dimension disciplinaire des conseils tout en montrant les conflits autour de ces pratiques, l’absence de consensus sur les manières de faire, ainsi que les détournements, contournements, voire rejets de ces processus disciplinaires. Ainsi, je restitue le complexe processus d’objectivation des shorâ-s yâri, l’ambivalence des rôles des conseillers ainsi que les conflits autour de la définition même de l’institution. En étudiant comment les conseillers « font avec » le contexte de flou et d’incertitude pour faire exister le shorâ yâri, j’observe qu’ils construisent leur rôle sur le tas, à partir des expériences et compétences de chacun mais aussi de règles juridiques qui les orientent. Face à l’absence de formation et d’encadrement, c’est surtout dans la pratique que s’élaborent un savoir-faire commun et un sens pratique partagé.

Chapitre 5 – Le sport et les loisirs, lieu du politique ? : dans ce dernier chapitre, je me focalise sur l’un des champs de compétence des conseillers et reprends l’interrogation initiale ainsi que les apports de chaque chapitre pour exposer comment, en organisant les activités de sports et loisirs en fonction des critères de ségrégation genrée de l’espace et d’une moralité puritaine, les conseillers de quartier contribuent à la fois à la (re)production, à la (re)définition et à la remise en question de ces contraintes. Je montre qu’en mobilisant les différents registres de légitimation de la République islamique les conseillers reproduisent à l’échelle du quartier les logiques autoritaires qui contraignent la société iranienne à l’échelle nationale. Mais remettent aussi en cause la distribution des parts (en ouvrant par exemple l’accès au gymnase) et/ou des places (en renversant parfois la hiérarchisation genrée) dans le quartier.

Pour conclure, deux principaux résultats émergent à l’issue de cette recherche. En premier lieu, l’étude des conseils de quartier m’a permis de montrer que la République Islamique d’Iran ne peut être étudiée à l’aune de sa seule religiosité publique ou de son héritage révolutionnaire. Ces différents registres de légitimation ne recouvrent d’ailleurs pas une réalité sociale univoque mais sont eux-mêmes pluriels, conflictuels et, dans la réalité, rarement dissociables. Ils peuvent justifier des pratiques de délibération, l’exclusion d’acteurs du processus de prise de décision, la disciplinarisation morale d’habitants ou encore la revendication de nouveaux droits. Autrement dit, l’étude des conseillers de quartier montre qu’une distinction rigide entre les institutions religieuses, révolutionnaires et civiques ne résiste pas empiriquement, notamment parce que les acteurs, et avec eux les pratiques et les discours, circulent entre ces espaces. Cependant, ces circulations ne peuvent se comprendre uniquement d’un point de vue stratégique. L’ensemble de ces registres organisent en effet plus largement le quotidien des enquêtés. En ce sens ils reflètent les dimensions plurielles du quotidien en République islamique.

En second lieu, cet objet m’a permis de mener une double analyse des articulations entre conformisme et résistance. La première consiste à dépasser le conformisme apparent et à étudier les pratiques et discours des enquêtés au prisme de ce qu’ils font aux règles du jeu. Il s’agit d’interroger les articulations concrètes entre les comportements conformistes, les pratiques de disciplinarisation et les actions émancipatrices redéfinissant les modalités de participation et d’organisation de la vie publique locale. J’observe alors qu’en mobilisant les différents registres de légitimation de la République islamique, ces conseillers reproduisent, contournent ou remettent en cause les normes et injonctions établies par les institutions politiques nationales. Je montre que ces réappropriations ne se font pas simplement au nom de références religieuses ou révolutionnaires, mais principalement selon des logiques de notabilité locale ou encore selon des dispositions et compétences acquises hors de l’institution. Aussi l’investissement au sein même des conseils est loin d’être uniforme et consensuel : l’ensemble des pratiques – conformistes mais aussi critiques – est le produit d’un apprentissage, d’une intériorisation et d’une réappropriation des règles du jeu qui varient selon les parcours des enquêtés. La seconde d’analyse vise à étudier les multiples les conflits autour de la définition même du conformisme. Et ce second point semble essentiel, car les conseillers en proposent une lecture localisée et, ce faisant, redéfinissent localement les normes qui contraignent leurs activités. Par exemple, en se réappropriant localement ce que recouvre la moralité, ils remettent en cause les politiques gouvernementales visant à centraliser et uniformiser les pratiques ou discours religieux et, par ricochet, le monopole étatique de la définition de la religiosité légitime. En ce sens, les processus de (re)définition des dispositions autorisant à participer à la vie publique locale ne se jouent pas seulement dans les espaces politiques nationaux ou les mobilisations sociales, mais aussi dans ces appropriations concurrentielles de la figure conformiste.

 

Thèse soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), le 13 décembre 2016, devant le jury suivant

Membres du Jury :

Alban BENSA (EHESS, IRIS)

Assia BOUTALEB (professeure, Université de Tours, LERAP)

Jean-Louis BRIQUET (CNRS, Université Paris 1, CESSP), rapporteur

Houchang E. CHEHABI (professeur, Boston University)

Michèle LECLERC-OLIVE (CNRS, EHESS, IRIS), Directrice de thèse

Elise MASSICARD (CNRS, Sciences Po Paris, CERI)

Jay ROWELL (CNRS, Université de Strasbourg, SAGE), rapporteur

  • 1L. Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008.
  • 2J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004, p. 19.
  • 3J. Rancière, L. Jeanpierre et D. Zabunyan, La méthode de l’égalité, Montrouge, Bayard, 2012, p. 177.
  • 4M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
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