Délibérer ou ne pas délibérer ? La (non-)participation dans les dispositifs délibératifs tirés au sort

   

JACQUET Vincent, Délibérer ou ne pas délibérer ? La (non-)participation dans les dispositifs délibératifs tirés au sort, thèse de doctorat en sciences politiques et sociales, Université catholique de Louvain, 2017

 

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Résumé de la thèse

Oh ben les décrets, les lois qui sont votées et tout ça, on n’a pas… on a rien à dire là-dessus, voilà. Puis je pense que si on n’a pas, si on ne s’y connaît pas un minimum en politique, parce que ça reste de la politique, euh… on est perdu. Donc, aller à des Parlements comme ça [mini-publics délibératifs], je pense qu’il y a la moitié de la, comment, de la séance qu’on ne comprendrait pas parce que les termes ne sont pas adéquats par rapport à nous quoi. Fin, moi personnellement, j’ai pas assez de connaissances pour dire que, de m’investir dans quelque chose d’aussi gros. Et… je préfère, je vais dire, suivre le mouvement.

Ces mots sont ceux de Lucie. Elle a 28 ans, deux enfants et travaille en tant que puéricultrice dans une école. En juin 2015, elle a reçu une lettre lui indiquant qu’elle était tirée au sort pour participer au Parlement Citoyen Climat. Ce dispositif était adressé aux habitants de la Province du Luxembourg, en Belgique, afin qu’ils délibèrent sur les enjeux climatiques et énergétiques et qu’ils fournissent des recommandations en vue d’alimenter les décideurs publics. Lucie a lu la lettre d’invitation, mais n’y a pas beaucoup prêté attention. Elle a considéré que cette initiative ne la concernait pas vraiment. Elle n’est pas la seule puisque sur les 2500 invitations envoyées, seules 75 personnes ont répondu positivement. Cette thèse de doctorat tente de comprendre pourquoi. En effet, un nombre croissant de théoriciens et d’acteurs soutiennent le développement d’une conception participative et délibérative de la démocratie pour pallier les malaises contemporains du gouvernement représentatif. Cette tendance est marquée par le développement de dispositifs où des citoyens, recrutés suite à un processus de tirage au sort, prennent part à une expérience de délibération publique. Les exemples les plus standardisés sont les panels citoyens, les conférences de consensus et les sondages délibératifs, mais également les jurys d’assises qui ont une histoire plus ancienne. L’usage du sort dans la sélection des participants est justifié par la volonté d’incarner un idéal de participation égalitaire de la population et le désir d’augmenter la diversité des points de vue échangés dans la délibération. Cependant, la majorité des citoyens refuse aujourd’hui de prendre part à ces dispositifs lorsqu’ils sont tirés au sort. Il semble donc y avoir une tension entre, d’une part, la multiplication des discours et pratiques valorisant les dispositifs délibératifs, et, d’autre part, la difficulté de mobiliser les citoyens dits « ordinaires » pour y participer. Cette thèse propose d’explorer cet enjeu en répondant à l’interrogation suivante : pourquoi certains citoyens tirés au sort refusent et d’autres acceptent de participer à un dispositif délibératif ? Les sciences politiques et sociales avaient jusqu’à présent porté une attention particulière aux dynamiques (délibératives) internes et aux transformations subies par les citoyens qui acceptent de participer à ces processus. Cependant, les raisons de l’acceptation et, surtout, du refus de participer des personnes recrutées restaient largement inexplorées. Il s’agit pourtant d’un enjeu essentiel si nous souhaitons appréhender l’attitude du grand public par rapport à ce type de pratiques et, plus largement, penser l’avenir de nos démocraties.

Afin de répondre à la question de recherche, la thèse développe une approche qualitative visant la compréhension des motifs d’action des (non-)participants à des dispositifs de délibération publique. Il s’agit en effet de dépasser les analyses statistiques du profil sociodémographique des participants pour saisir le sens que donnent les tirés au sort à l’invitation à un dispositif délibératif et, plus largement, au monde qui les entoure, afin de rendre compte de leur acceptation ou leur refus de participer. A cette fin, nous mobilisons 88 entretiens compréhensifs dont 35 avec des participants et 53 avec des non-participants à travers quatre cas d’études : le Parlement Citoyen Climat de la province du Luxembourg, le jury d’assises de la province de Liège, le G1000 belge et le G100 de la commune de Grez-Doiceau. Ces entretiens compréhensifs avec des non-participants constituent l’innovation méthodologique majeure de la thèse.

Les quatre cas d’étude sont tous situés dans un même espace sociopolitique, la Belgique. Celui-ci est illustratif des espaces où, à la logique représentative électorale dominante, s’ajoute un nombre croissant d’expériences délibératives. Dans les quatre cas, les citoyens sont tirés au sort et invités à participer à des délibérations touchant au domaine public en vue du bien commun. Ils diffèrent néanmoins sur le type d’initiative (pouvoir public vs. société civile), le niveau de gouvernance considéré (local vs. national) et l’objectif opérationnel du dispositif (opiner, construire des propositions de politiques publiques et rendre un jugement). Ceci nous permet d’étudier la (non-)participation face à la diversité des dispositifs délibératifs qui s’offrent aujourd’hui au citoyen.

Les résultats de cette enquête basée sur un riche matériau empirique sont présentés en deux temps.

Dans un premier temps, à partir d’une analyse thématique inductive et conceptualisante, nous distinguons six grands motifs de la (non-)participation. Il s’agit d’éléments discursifs par lesquels les tirés au sort témoignent des raisons de leur refus ou de leur acceptation à prendre part aux dispositifs. Les motifs permettent de comprendre la diversité des éléments qui influencent les tirés au sort lorsqu’ils sont recrutés :

  • Le devoir civique : Ces motifs sont liés au rapport à la norme civique participationniste.
  • L’autohabilitation : Ces motifs font référence à la compétence subjective que s’accordent ou ne s’accordent pas les tirés au sort pour prendre part aux dispositifs délibératifs.
  • La concentration sur la sphère privée : Ces motifs font référence à la tension entre engagements dans la sphère privée et engagements dans la sphère publique.
  • La dynamique interne : Ces motifs sont liés à l’attirance ou la répulsion que peuvent rencontrer des inconnus face à la prise de parole en public.
  • La valeur instrumentale du dispositif : Ces motifs sont liés aux impacts de la délibération que les tirés au sort projettent sur les dispositifs auxquels ils sont invités.
  • La disponibilité temporelle : Ces motifs sont liés à la disponibilité des tirés au sort le(s) jour(s), le(s) weekend(s) ou la/les semaine(s) du dispositif.

Dans un deuxième temps, nous montrons qu’il est possible de poursuivre l’analyse en étudiant comment ces motifs s’articulent entre eux et prennent sens dans la trajectoire des individus. En effet, les six grands motifs ne sont pas mobilisés par les mêmes groupes de citoyens. Nous avons dès lors mené une analyse plus holistique en regroupant inductivement les entretiens avec les (non-)participants en quatre profils de citoyens, définis par leur rapport au politique : les familiers, les défiants, les délégants et les concernés désenchantés. Ces quatre profils contextualisent les motifs de (non-)participation. Ceci ne se signifie pas qu’au sein d’un groupe, tous ont la même attitude face au dispositif. Pour chacun des profils de citoyens, il y a des participants et des non-participants. Mais dans chacun de ceux-ci, la participation et la non-participation s’expliquent par des motifs différents. Par exemple, pour les délégants, un mélange d’autodéshabilitation et de concentration sur les activités de la vie quotidienne, jugée plus importante, explique le refus de prendre part au dispositif délibératif. Ces deux éléments sont en lien avec la confiance qu’ils accordent aux professionnels de la politique. Pour les défiants, les motifs de non-participation mobilisés sont très différents. Puisque toute activité publique est vouée à la manipulation par les élites, il est préférable de rester en dehors et de se concentrer sur la sphère privée. Lorsqu’ils mobilisent le motif de manque d’impact, cela fait sens par rapport à leur fatalisme et à leur sentiment d’impuissance généralisé. Ces éléments montrent que se rendre ou non à un dispositif délibératif prend un sens différent en fonction du rapport au politique des tirés au sort, de leurs trajectoires personnelles et des motifs qu’ils mobiliseront pour rendre compte de leur comportement.

L’originalité de cette thèse consiste en cette approche qualitative et compréhensive, rendant compte aussi bien des tendances lourdes que des effets de ruptures de trajectoires lorsque les tirés au sort acceptent ou refusent l’invitation à délibérer. En effet, la logique générale est à la reproduction des inégalités de l’engagement. Les personnes déjà actives dans le champ politique tendent à accepter rapidement l’invitation et inversement. Mais de façon exceptionnelle, pour des raisons souvent éloignées des objectifs instrumentaux défendus par les initiateurs, le tirage au sort peut attirer des personnes que rien ne prédisposait à ce type d’engagement. De plus, au sein même du dispositif, la sélection aléatoire met autour de table de discussion des personnes qui ne se seraient probablement jamais rencontrées. C’est en ce sens que nous montrons que le tirage au sort peut partiellement tenir ses promesses d’attraction de publics aujourd’hui plus en retrait de la sphère publique. Nous avons en effet identifié des participants chez les défiants, les délégants et les concernés désenchantés. Ces personnes expliquent elles-mêmes qu’elles n’auraient certainement jamais pensé s’inscrire dans ces dispositifs si le sort ne les avait désignées.

Plus largement, c’est donc la thématique de l’inclusion des citoyens en dehors des échéances électorales qui est interrogé dans la thèse. Grace à la comparaison entre les quatre cas d’études, nous montrons que certains éléments sont susceptibles d’attirer un plus grand nombre de participants, notamment le lien avec la prise de décision et le degré d’institutionnalisation. Ces résultats pourront inspirer les praticiens qui souhaitent organiser des dispositifs délibératifs. Cependant, ces implications ne doivent pas éluder le débat sur la légitimité d’impliquer les citoyens dans le champ public, qui reste une controverse normative que les sciences politiques et sociales ne peuvent trancher seules. En s’intéressant à la perspective des citoyens qui sont directement confrontés à une offre de participation, notre thèse souligne la pluralité des rapports au politique et des désirs d’engagements. De nombreux tirés au sort ne partagent pas la vision d’une démocratie participative et délibérative où les citoyens prennent part à de multiples arènes de discussion dans la sphère publique. Notre thèse soulève donc l’enjeu central de la coexistence de ces différentes aspirations dans les sociétés démocratiques contemporaines.

Thèse soutenue à la l’Université Catholique de Louvain, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, le 27 avril 2017, devant le jury suivant

Membres du Jury :

Pr. David Aubin, Université catholique de Louvain, Président
Pr. André Bächtiger, Universität Stuttgart
Pr. Catherine Fallon, Université de Liège
Pr. Min Reuchamps, Université catholique de Louvain, Co-Promoteur
Pr. Nathalie Schiffino-Lerclercq, Université catholique de Louvain, Co-Promotrice
Pr. Julien Talpin, Université de Lille II
Pr. Virginie Van Ingelgom, Université catholique de Louvain, Secrétaire du Jury