Le ciment de mes ancêtres. Construction sociale et transmission informelle d’un conflit. Événements et destin commun en Kanaky-Nouvelle-Calédonie.

ROUGEMONT Héloïse, Le ciment de mes ancêtres. Construction sociale et transmission informelle d’un conflit. Événements et destin commun en Kanaky-Nouvelle-Calédonie , thèse pour le doctorat en sciences de l’éducation de l’Université de Genève et pour le doctorat en Anthropologie sociale et culturelle de l’Université de la Nouvelle Calédonie, 2014

 

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Résumé de la thèse

Quels types de connaissance (re)produisent et défont les conflits dits « ethniques »?

Pour explorer cette question, cette thèse investit trois champs de recherche : celui des processus identitaires ; celui du conflit ; celui de l’éducation/formation, en particulier la construction sociale et la transmission informelle de récits d’histoire.

La démarche engagée s’appuie sur l’analyse, dans un contexte précis, du versant informel de la transmission des récits –et des représentations qui les sous-tendent– à propos d’une période de quasi guerre civile. La période dite « des Événements » a opposé, entre 1984 et 1988, en KanakyNouvelle-Calédonie, les partis indépendantiste (auquel on affilie très majoritairement les Mélanésiens du territoire) et loyaliste (auquel on affilie majoritairement les descendants des colons). Réalisée à partir de plusieurs mois de terrain (principalement Nouméa, nord-est et Lifou), cette thèse se base sur une vingtaine d’entretiens semi-directifs, avec des personnes vivant dans les unités administratives que la gouvernance coloniale a appelées « tribus ». Nées entre 1939 et 2005, ces personnes ont expérimenté cette période de diverses façons. L’analyse s’attache à mettre en lien le vécu des Événements, leur transmission et les représentations construites autour de la notion de destin commun.

La recherche concrétise un triple objectif :

  • son objectif théorique est de mettre en évidence comment se construit l’identité individuelle et collective pour soi et pour autrui, à travers la recherche d’une légitimité historique qui engage un mouvement permanent d’exagération, d’atténuement, d’omission, de sélection et de mise en cohérence d’événements passés. L’analyse se centre ici sur la façon dont un fait historique assimilé à un conflit « ethnique » organise l’action des individus concernés ainsi que les significations qu’ils attribuent singulièrement et collectivement à l’expérience vécue ;
  • son objectif social est de se munir d’un cadre d’analyse permettant de comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, lors d’un conflit à large échelle, comment et pourquoi ? Il s’agit de mieux définir et gérer les situations marquées par la domination sous ses formes plurielles articulées (politique, économique, idéologique), où coexistent diverses conceptions du bien commun et où, à l’extrême, justice et paix semblent incompatibles ;
  • son objectif épistémologique est de proposer une approche pragmatique du conflit, comme alternative à l’approche interculturelle. Cet objectif est mené à bien à travers l’articulation de six cadres d’analyse issus de la sociologie de la connaissance et des régimes d’engagement, de l’anthropologie, des économies de la grandeur et de la didactique de l’histoire et de la citoyenneté.

L’analyse du matériau s’est organisée autour des trois questions suivantes :

À quels niveaux s’expriment les tensions et comment opposent-elles les acteurs du conflit ?

L’étude des processus d’ajustement entre mémoires individuelles et mémoire collective à propos d’un conflit récent a permis de saisir les tensions qui préoccupent les personnes interviewées. Elle montre que la construction sociale des problèmes afférents tend à cristalliser des groupes ethniquement connotés, aux aspirations homogènes, alors même que le conflit engage des acteurs dont les affiliations sont plurielles et ambivalentes. Nous constatons que ces processus de réajustement opèrent de façon similaire au phénomène de généralisation, consistant à faire d’un cas singulier une règle générale, fixant ainsi un certain nombre de stéréotypes. De la lecture des entretiens en termes de transaction sociale et de régimes d’action, nous remarquons que les interviewés qui expriment de moindres tensions intrapersonnelles sont ceux qui manifestent un engagement fondé en justice. Ils tendent, en effet, à développer une réflexion orientée vers l’intégration du point de vue d’autrui, vers le maintien des conditions d’une collaboration conflictuelle à travers la construction de compromis de coexistence. Ces compromis provisoires sont à réinventer à chaque fois que se profile la menace d’une rupture de la discussion à propos de la distribution des ressources matérielles et symboliques. Le conflit devient, moyennant ces conditions, porteur d’innovation. Cette capacité –celle d’accorder aux arguments d’autrui une plausibilité en propre– ne permet pas seulement de transiger lors de conflits interpersonnels ou groupaux. Elle est également porteuse d’émancipation pour soi-même.

En ce sens, une connaissance qui (re) produit les conflits (ethniques) est une connaissance orientée vers l’essentialisation des groupes en conflit et des individus affiliés et/ou vers la négation du conflit et vers sa dissimulation. Une connaissance qui défait ces conflits est une connaissance qui affronte ce qui n’est pas résolu, identifie et désamorce les manœuvres idéologiques qui autorisent, intentionnellement ou non, la disparité de participation. Ce travail débute en donnant à autrui la possibilité de se définir dans l’interaction, sans l’assigner à un groupe marqué par une homogénéité hétéro-attribuée.

Une acception en termes de « période des Événements », visant à réunir ce qui s’est passé dans une séquence inédite et révolue, entre donc en concurrence avec une appréhension en termes de « plusieurs événements caractérisant un conflit social diffus, non résolu, passé et présent ».
Cette lecture de la situation calédonienne aboutit au constat suivant : le système de démocratie représentative français favorise le face à face entre majorité et opposition. De ce point de vue, il est peu adapté au contexte calédonien. Il institutionnalise en effet : (1) la rigidification des deux camps ; (2) l’oligarchie, déjà trop ancrée historiquement et (3) le désinvestissement des modes de prise de décision de type dialogal, notamment de la part des générations n’ayant pas vécu les Événements.

De quoi sont faites les tensions ?

La grammaire des mondes (Boltanski & Thévenot, 1999), permet de mettre en évidence les « grandeurs » (les valeurs) que les acteurs du territoire utilisent pour qualifier le bien commun, pour fonder la critique et pour fabriquer des compromis. Elle est articulée aux formes d’identification déterminées par Dubar (2000), de façon à mettre en lien ces valeurs avec les dynamiques identitaires investies par les acteurs. Trois de ces quatre formes identitaires sont caractéristiques de la situation analysée : l’identification de type réflexif (mettant en œuvre un engagement actif dans un projet ayant un sens subjectif et impliquant l’identification à une association de pairs partageant le même projet) ; l’identification statutaire (se définissant d’abord dans et par les interactions au sein d’un système institué et hiérarchisé et se construisant sous contrainte d’intégration à différentes institutions : la famille, l’école, les groupes professionnels) ; l’identification culturelle (liée à l’inscription des individus dans une lignée générationnelle, l’appartenance à un groupe local et à sa culture héritée).

La critique de l’autoritarisme de la France s’institutionnalise, autour des années 1970, dans une communauté de projet orientée vers l’indépendance et ceux qui y participent déploient une identification de type réflexif. Dans ce contexte, nous constatons donc une forte affinité entre la forme réflexive et le monde civique, renforcée encore par le monde inspiré (élan collectif d’émancipation). Parallèlement, ceux qui ne s’engagent pas dans la lutte (et ne s’identifient donc pas à la communauté de projet indépendantiste ou loyaliste) aspirent à une vie normale et critiquent la déchéance civique (les divisions provoquées par la lutte, à l’intérieur des communautés). Ils tendent à rejeter la forme identitaire réflexive ou à exprimer une crise identitaire provoquée par la rivalité entre forme culturelle et forme réflexive. A ce propos, il est intéressant de constater que ceux qui jugent le plus négativement le rapprochement des communautés et la construction d’un destin commun sont ceux qui s’identifient uniquement aux formes culturelle et réflexive. Ce sont également ceux qui expriment le plus de tensions entre monde domestique et monde civique. Sur cette base, nous pouvons constater que le monde domestique se recoupe passablement avec la forme culturelle qui, lorsqu’elle n’est pas articulée à la forme réflexive, dessine des portraits plutôt accueillants face à l’exogène. Les personnes plus âgées qui ont parlé d’un parcours marqué par leur engagement statutaire en politique tendent à produire une interprétation positive du destin commun, dans la mesure où elles manifestent davantage de préoccupations de type industriel et marchand. Les entretiens des plus jeunes diversifient sensiblement les profils. La critique se fait plus nuancée et tend à une plus grande complexification dans la description des problèmes.

Comment se transmettent-elles ?

La façon dont s’organisent la transmission et la censure des Événements montre, enfin, comment les interviewés se servent de cette période pour expliquer le présent et se projeter dans le futur. Nous avons dégagé des sous-catégories établissant les buts que poursuivent les interviewés lorsqu’ils acceptent ou refusent de parler des Événements et, ainsi, déterminé quatre postures de transmission et six postures de censure : transmission-réparation (orientée vers la (re)connaissance et la résolution des injustices sociales) ; transmission-héritage (rattachée à la diffusion d’une mission testamentaire) ; transmission-réconciliation (orientée vers la paix, à travers la réconciliation) ; transmission-accomplissement (évoquant les sacrifices consentis, pour inciter les jeunes générations à profiter des acquis de la lutte pour s’accomplir dans leurs projets) ; censure-oubli (portée par les personnes qui veulent protéger leurs interlocuteurs de la souffrance liée à l’évocation de cette période) ; censure-structure (orientée vers la gestion du secret qui structure la coutume) ; censure-rejet (visant à maintenir à l’écart les personnes dont le discours est jugé illégitime) ; censure-paix (consistant à éviter les sujets qui fâchent pour éviter une résurgence des conflits aux niveaux intergroupal ou intragroupal) ; censure-accomplissement (visant à canaliser les énergies vers l’épanouissement personnel et la construction du futur, plutôt que vers les querelles) ; censure-éducation (valorisant la possibilité, pour les plus jeunes, de se forger une opinion propre).

Des entretiens avec les plus jeunes, il ressort que ceux-ci sont tout à fait au courant de ce qui peut motiver les aînés à exercer une forme de censure: la douleur, le rejet de celui pouvant véhiculer une interprétation différente, le désir de réconciliation et la peur de réveiller des velléités vengeresses, le souhait de voir les jeunes s’accomplir dans un cadre social délivré du poids de l’histoire, ou de leur permettre de se construire une opinion propre. Les jeunes déclarent cependant d’une seule voix qu’ils ont besoin de savoir.

La censure des Événements peut se comparer au secret de famille : il est aujourd’hui nécessaire de rompre ce silence, pour que les nouvelles générations puissent prendre acte des processus sociohistoriques qui ont concouru à la construction de la société dans laquelle ils vivent.
La prise en charge de cette histoire pourrait faire des Événements une transmission qui ne relève pas seulement du traumatisme, mais également une transmission susceptible de donner sens aux bouleversements identitaires occasionnés par le rapprochement à l’échelle territoriale et mondiale, engageant les jeunes générations. Cette thèse contribue à cette prise en charge.

Thèse soutenue à l’Université de Genève, le 3 septembre 2014, devant le jury

Membres du Jury :

  • Marie-Noëlle Schurmans (Université de Genève), directrice
  • Bernard Rigo (Université de la Nouvelle Calédonie), co-directeur
  • Maryvonne Charmillot (Université de Genève)
  • Nadine Fink (Haute École Pédagogique du canton de Vaud)
  • Michel Naepels (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris)
  • Jean-Paul Payet (Université de Genève)