L'élu, le citoyen et le praticien. Chroniques urbaines. L'expérience du projet urbain participatif dans les petites villes

Ségolène Charles. L’élu, le citoyen et le praticien : chroniques urbaines : l'expérience du projet urbain participatif dans les petites villes. Architecture, aménagement de l'espace. HESAM Université, 2020. Français. ⟨NNT : 2020HESAC009⟩⟨tel-02518210v2⟩

 

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Résumé :

Dans un contexte national de transfert des compétences à l’échelon intercommunal, de diminution de leurs ressources et d'affaiblissement de leurs prérogatives réglementaires, les élus locaux de petites villes et leurs services techniques sont confrontés à des enjeux qui dépassent bien souvent leurs capacités d'action. Or, la mise en oeuvre d'un projet urbain participatif suppose d’opérer un changement de paradigme vis-à-vis des cultures politiques et professionnelles dont ils ont hérité. Elle rend manifestement nécessaire de repenser leurs rôles et leurs modalités d'intervention.

À partir de l'expérience d’une agence d’architecture et d’urbanisme, cette thèse analyse la place et les modalités d'action de l’élu comme Maître d’Ouvrage (MOA) dans le cadre de projets urbains organisés avec des ambitions participatives importantes et inhabituelles pour la collectivité. Architecte, urbaniste et doctorante dans le cadre d'une Convention Industrielle de Formation par la REcherche (CIFRE), j’ai mené, comme chargée de projet en urbanisme et concertation à « l’Agence Prigent » 1, quinze missions de programmation et de conception urbaine intégrant un dispositif participatif, principalement dans des petites villes. Les trois études de cas abordées dans ma thèse en font partie : deux missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) en programmation (élaboration d’un plan guide pour un centre-bourg et pour un quartier prioritaire) et une mission de maîtrise d’oeuvre (Moe) urbaine. Issus chacun d’un contrat de gré à gré, ces trois projets urbains ont intégré des démarches participatives au-delà du stade consultatif. Elles illustrent les deux types d’ingénierie qui participent au processus global de programmation-conception du projet urbain (Chotteau, Zetlaoui-Léger et Meunier, 2015) et reflètent les principales missions auxquelles répond l’Agence depuis cinq ans.

Inscrite dans le champ de l’urbanisme, de l’architecture et de la science politique, cette recherche vise à comprendre les attitudes et comportements des élus de petites villes, maître d’ouvrage occasionnel 2 de projets urbains participatifs. Elle est structurée par trois grands questionnements :

  • le premier concerne la posture de l’élu local vis-à-vis du projet urbain participatif ;
  • la deuxième porte sur la place de l’élu dans ce processus, son positionnement par rapport à une agence d’architecture et d’urbanisme, elle-même questionnée par son rôle d’expert auprès de cet acteur ;
  • le troisième s’intéresse aux relations qui peuvent se construire entre une agence d’architecture et d’urbanisme et un élu local de petite ville, affaibli par le renforcement des compétences à l’échelon intercommunal.

En s’appuyant sur une démarche de "participation observante" et sur la Théorie de la Régulation Sociale, cette recherche examine les conflits et négociations au sein du système d’acteurs du projet urbain dans lequel gravite l’élu local. Elle décrit et interprète les difficultés conjointement rencontrées par la maîtrise d’ouvrage de petite ville et la structure qui l'accompagne. Elle met en évidence l'importance pour une agence d’architecture et d’urbanisme de parvenir à décrypter les enjeux sous-jacents qui régissent l'action et la prise de décision.

1 L’élu « stratégique » : acteur incontournable et régulateur du projet urbain participatif

Notre thèse a, tout d’abord, mis en évidence des attitudes d’élus diverses face à la participation. Quelle que soit sa posture, le maire ou président selon l’échelle de la MOA apparait comme un acteur incontournable et un régulateur du système politique local et du projet participatif. Le maire incarne les orientations à prendre : les habitants de son territoire l’identifient comme celui qui incarne le pouvoir. La structuration du système politique local, accentuée par des logiques sociales, favorise cette cristallisation du pouvoir sur sa personne. Or, nos études de cas illustrent toute la difficulté pour le maire d’assumer un tel rôle, dans un contexte d'évolution réglementaire où il perd une grande partie
de ses prérogatives.

Les élus de petite ville que nous avons rencontrés ont intégré une dimension participative à leur projet urbain en recherchant surtout une forme de « paix sociale », ou pour répondre à des obligations réglementaires. Bien que l’article L103-2, créé par l’ordonnance n’°2015-1174, préconise une concertation pour des projets ayant une incidence sur l’environnement, la « concertation », et l’explicitation des décisions que demande l’article 120-1 du Code de l’Environnement, ne vont pas de soi. Améliorer les qualités d’usages, d’appropriation, ou mieux, envisager les réponses à apporter en termes de conception n’apparaissent pas des raisons suffisantes, voire identifiées par les élus locaux, pour mettre en oeuvre un dispositif participatif. Ils n’appréhendent pas la participation comme un enjeu fondamental, maissituation se trouve renforcée par un  accès à la formation relativement limité, pour des raisons de coût, ou liées à leur faible disponibilité (60% d’entre eux exercent un métier parallèlement) mais aussi à l’image qu’il estiment devoir renvoyer à leurs administrés, à savoir celle d’un maire « omniscient » (Beau, 2019 ; Navarre, 2014). Enfin, l’élu de petite ville est freiné par le rapport que le personnel politique entretient avec l’incertitude.

2 Intercommunalité : entre confiscation de la démocratie et levier pour la mise en place de dispositifs participatifs

La montée en puissance du niveau intercommunal bouleverse, par ailleurs, le rôle des élus : l'élaboration des principales décisions tend à leur échapper autant qu'elle devient mystérieuse pour les citoyens impliqués. L’opacité de ces mécanismes, liée à la reconfiguration du système politique local, s’accentue d’autant plus que l’ingénierie de projet dans les petites villes est peu maîtrisée par les élus et leurs services techniques. La question posée par le politiste Robert Dahl, en 1961, « Who governs ? »3 reste  fondamentale : la décision repose sur des acteurs multiples, difficiles à identifier. Les mutations du rôle des acteurs intercommunaux brouillent d'autant plus le jeu. Avec la complexification du projet et des sujets abordés d’un point de vue technique, le Directeur des Services Techniques (DGS) et certains services prennent de plus en plus de place au détriment des élus.

L’intercommunalité ne donne pas à voir lisiblement les lieux de décision et confère, par ailleurs, les pleins pouvoir à certains maires. En effet, les transferts de compétences ne dépossèdent pas automatiquement la commune : certains élus, lorsqu’ils sont stratégiquement positionnés au sein de l’intercommunalité, tirent leur épingle du jeu et peuvent en faire bénéficier leur ville. Les déséquilibres de la sociologie du pouvoir local, peu représentative au plan sociodémographique à l’échelon communal (Koebel, 2009), où les hommes occupent principalement les postes à responsabilités, se trouvent accentués à l’échelon intercommunal. Certaines catégories socio professionnelles y sont très peu présentes (les ouvriers), tandis que le parcours scolaire ou la « notabilité locale » pèse davantage sur les carrières des élus. Devenir maire de commune nouvelle, ou d’intercommunalité, nécessite un temps long qui favorise la surreprésentation d’élus à la retraite ou qui font, de leur fonction politique, un métier.

Par ailleurs, l’articulation entre les échelles de la proximité et l’échelon supra-communal est abordée par les élus sans être complètement élucidée : l’élu municipal semble être de plus en plus envisagé comme un relais entre l'intercommunalité et l'habitant-citoyen, sans pour autant être partie prenante des arbitrages réalisés. Les grandes décisions tendent alors à échapper aux citoyens et aux élus des territoires les plus directement concernés par le projet. Dans le même temps, les questions de rentabilité économique deviennent centrales avec l’intégration d’opérateurs supra-communaux, parapublics ou privés, souvent peu à même d’intégrer et de conforter la parole habitante dans le débat autour du projet urbain.

Il s’agit pourtant de souligner que, paradoxalement, cet échelon apparaît comme un levier potentiel pour le développement de la participation en laissant place, au-delà de moyens financiers alloués plus importants, à des services techniques plus nombreux, davantage sensibilisés et formés à la participation citoyenne. Alors que l’intercommunalité est souvent décriée comme un lieu de confiscation de la démocratie, elle peut s’imposer comme un levier potentiel avec un renforcement et une structuration des services techniques formés et dédiés à ce sujet. Un écart entre ces nouveaux services techniques et les « anciens » élus se perçoit à travers les discours qu’ils portent sur la participation et leur rapport à la question du « projet ». Contrairement aux élus, les DGS semblent, en effet, davantage envisager la participation comme un moyen d’améliorer le contenu du projet urbain. Ils placent l’habitant au coeur des réflexions et envisagent la participation comme un apport pour les élus et les services techniques. Ainsi, au-delà d'un enjeu de compétence, l’appel à un AMO concertation extérieur à la collectivité apparaît, pour les services techniques, indispensable pour garantir la « neutralité » du dispositif.

Or, dans un contexte d’affaiblissement de leurs moyens humains, financiers et de transferts de compétences vers des échelons supérieurs, les élus locaux de petites villes laissent une plus grande autonomie d’ingénierie de projet aux technostructures intercommunales, mais aussi aux praticiens tels que les agences d’architecture et d’urbanisme.

3 Les experts : des leviers potentiels auprès de maîtrises d’ouvrage novices en matière de participation

Notre thèse met en évidence le rôle de levier que peuvent jouer les urbanistes dans la mise en oeuvre d'une méthode de projet urbain participatif allant au-delà de l'application de quelques outils. Pour autant, le niveau d'aboutissementde  l'intercommunalité, à porter et à assumer cette démarche auprès des habitants et des autres acteurs politiques et institutionnels. Le maire, et/ou un acteur de sa « garde rapprochée », apparaît au centre du dispositif participatif. Ce constat met en valeur la fragilité d’une telle démarche dans un contexte communal où les élus sont peu sensibilisés à la participation : si le maire ne s’implique pas dans cette démarche, le dispositif participatif ne pourra pas aboutir, quel que soit l’engagement du praticien qui l’accompagne dans sa démarche.

Alors que dans les métropoles, les maîtrises d’ouvrage guident les concepteurs, dans un contexte de petite ville, le prestataire exerce un rôle d’accompagnement et d’écoute, qui dépasse la réponse à une commande d'étude (Mariolle et De Gravelaine, 2001). C’est en particulier dans sa responsabilité technique (Callon, 2001) que le maître d’ouvrage de petite ville a tendance à totalement se fier à son prestataire, par manque de moyens, de temps et de services techniques à disposition. Les besoins en conseil d’une maîtrise d’ouvrage de petite ville supposent que s'instaure une relation très interactive avec le professionnel qui l'accompagne, avec une capacité de réponse importante de ce dernier. L’élu qui souhaite mener une démarche de participation se positionne à l’écoute de son prestataire : il intègre et utilise son discours et son argumentation afin de convaincre son conseil municipal, souvent opposé à une telle démarche, y compris dans sa propre majorité. Le cadre réglementaire incitatif assez large de l’article 7 de la charte de l’Environnement, qui préconise la participation des citoyens à l'élaboration des décisions qui ont une incidence sur leur cadre de vie, reste peu connu et peu appliqué. La mise en oeuvre de projets urbains participatifs est confrontée à divers types d’obstacles à surmonter, liés notamment à une posture relativement méfiante du maire et de sa garde rapprochée à l’égard de toute disposition pouvant leur donner le sentiment qu’ils ne sont plus totalement maîtres de la décision. Les élus de petites villes éprouvent, par ailleurs, des difficultés à élaborer leur commande vis-à-vis de leurs prestataires : dans nos trois situations de projet, le programme confié à l’Agence Prigent a été succinct et la commande peu formulée, malgré les obligations de la loi sur la Maîtrise d'Ouvrage Publique. Les MOA occasionnelles occultent souvent les étapes d’élaboration du préprogramme et du programme du projet, pourtant essentielles pour inclure les souhaits des futurs usagers des lieux en termes d'activités à favoriser. Les élus ont ainsi tendance à sous-estimer l’étape d’élaboration de la commande pour s’orienter rapidement vers la définition de solutions formelles et constructives. Ce flou autour de leurs attentes en matière, notamment, de modalités d'usages futurs des espaces, positionne les MOA dans une relation de dépendance vis-à-vis du MOe.

Mettre en oeuvre des dispositifs participatifs suppose, de la part de l’architecte-urbaniste, de développer une capacité à prendre part au management des projets urbains, notamment dans les petites villes, à être force de proposition, voire à être en capacité d'initiative dans ce domaine. L'Agence doit ainsi s'attacher à décrypter les jeux d’acteurs qui s'avèrent essentiels dans la mise en oeuvre d’une démarche participative, d'autant plus qu’elle contribue directement à l’élaboration de la programmation du projet. L’élaboration de la décision est au coeur des réflexions des acteurs sur les démarches participatives. Elle suppose, pour le praticien qui les accompagne, de pouvoir identifier les conflits d’intérêt potentiels, pour ensuite mieux les dépasser.

S’emparer des questions de participation demande ainsi, pour les concepteurs, de se former à des compétences complémentaires à la conception du projet ou à l’animation de la participation, qui relèvent d'une approche plus stratégique du management des projets. Une collaboration entre chercheurs et acteurs peut permettre à ces agences de se positionner dans la « nébuleuse participationniste » des consultants (Blondiaux, 2008, p. 23) et d’éviter un usage de la participation qui s’apparenterait essentiellement à de la communication ou à de l'animation (Nonjon, 2012, p. 84).

4 Apport de la recherche pour les praticiens

Enfin, notre thèse, effectuée en contrat CIFRE, a questionné plus globalement la façon dont un bureau d'études peut faire évoluer ses pratiques. L’Agence Prigent s’est professionnalisée dans les démarches participatives grâce au partenariat tripartite initié par la CIFRE, mais aussi par l'organisation interne qu'elle a mise en place, afin de favoriser un partage de connaissances et une montée collective en compétence. Ce processus s’est structuré autour de trois dimensions qui lui ont permis de prendre conscience de son rôle d’accompagnateur des MOA :

  • Les outils et les dispositifs d’animation de la participation ;
  • La structuration du dispositif participatif et de l’accompagnement de la MOA ;
  • La communication et la valorisation de la compétence en « participation » de l’Agence.

Progressivement, s’est constituée, au sein de l’agence, une compétence collective autour de la participation citoyenne fondée sur la connaissance et l’organisation des systèmes d’acteurs, renforcée par l’invention de nouveaux dispositifs de médiations et de conception.

 

Notes :

  1. Pour cause de respect de la confidentialité des données, des noms fictifs ont été choisis afin de mentionner les différents acteurs du projet urbain étudié.

  2. Par opposition à une maîtrise d’ouvrage professionnelle expérimentée et organisée.

 

Thèse soutenue à l'ENSA Paris - La Villette le 15 janvier 2020 devant le jury ci-dessous.

 

Jury :

  • Jodelle Zetlaoui-Léger, professeure à l’Ensa Paris La Villette, codirectrice
  • Loïc Blondiaux, professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, codirecteur
  • Antoine Brès, professeur à l’Université de Paris 1, rapporteur
  • Marion Paoletti, MCF HDR à l’Université de Bordeaux, rapporteure
  • Nolwenn Dulieu, gérante de l’atelier Dulieu, référente CIFRE
  • Christophe Demazière, professeur à l’Université de Tours, examinateur
  • Laurent Devisme, professeur à l’ensa Nantes, examinateur, président