L’agir conflictuel

L’agir conflictuel

Lydie Laigle

Je vais centrer mon intervention sur deux aspects mis en avant par le programme Cit’in – l’agir environnemental et la mise en mouvement de la transition – en les analysant sous l’angle de la résistance et de l’émancipation, deux notions qui me semblent pouvoir aider à caractériser les horizons démocratiques des chemins de transition :

  1. Comment caractériser l’agir environnemental ? Par rapport à cet agir environnemental, quels sont les enjeux démocratiques des chemins de transition ?

  2. Qu’est ce qui « fait mouvement » dans la transition, notamment ce qui contribue à la mobilisation des citoyens, à leur implication dans des changements de pratiques de vie en relation avec les milieux? Quels sont les horizons démocratiques de cette mobilisation, du rapport du citoyen au politique ?

1. L’agir environnemental

Par rapport au texte de l’AMI, un point intéressant à explorer est : comment l’agir environnemental s’appuie sur une résistance et peut mettre en scène une émancipation ? Ce peut être une résistance à des projets d’aménagement ou d’infrastructure (par exemple Notre Dame des Landes), à des trajectoires économiques. Mais ce peut être aussi une résistance à une confiscation d’un monde vécu (Gorz, 2008), à des ruptures ontologiques au milieu (Descola, 2005, Lolive, 2010), dans les manières d’être et d’agir avec les milieux et de vivre en société (Guattari, 1989 ; Nussbaum, 2012). Ces résistances multiformes, faites d’oppositions, mais aussi de propositions signifiantes et agissantes d’alternatives, ne caractérisent-elles pas l’agir environnemental de la transition ?

Ainsi, il ne faut pas oublier que l’émergence des alternatives concrètes prend sens dans la résistance à des modes de production et d’aménagement, la conflictualité sur les usages et la transformation des milieux, parfois la dénonciation des injustices environnementales (Taylor, 2000). Or l’une des formes d’expression de cette résistance est l’émancipation politique et l’implication des citoyens dans l’expérimentation des alternatives. Ces alternatives expriment d’autres manières d’exister dans les milieux naturels et construits, de composer les milieux humains et non humains (Latour, 2015), de produire des territoires existentiels, en se reliant différemment aux autres et à l’environnement (Guattari, 1989). Cette émancipation se traduit donc par la quête d’une citoyenneté environnementale passant par la revendication d’un droit d’expression et d’analyse critique sur le devenir des milieux et aussi l’exercice d’un pouvoir d’agir citoyen sur ces milieux (Bacqué et Biewener, 2013). Ces deux facettes de l’émancipation (réflexivité et production discursive ; agir citoyen dans les expérimentations et la mobilisation) caractérisent l’agir environnemental.

Ce sont là des facettes de l’agir environnemental qui sont à travailler ensemble :

  • être en résistance, en conscience des méfaits environnements, en réflexivité des atteintes économiques et anthropiques portées aux milieux, en alerte et en vigilance des abus et préjudices subis (les lanceurs d’alerte sont des exemples de cette vigilance citoyenne) ;
  • co-produire des alternatives dans les manières de transformer les milieux, de les aménager, de les régénérer, de les intégrer dans la refonte des modes d’existence, mais aussi de se mobiliser.
Les enjeux démocratiques de l’agir environnemental

Les enjeux démocratiques sont à resituer dans ces contours de la résistance et de l’émancipation, liant une plus grande réflexivité sur les controverses environnementales et une mobilisation dans la proposition d’alternatives. L’un des enjeux démocratiques est de mettre en dialogue les différents récits sur le changement environnemental, de les rapporter aux expériences vécues avec les milieux (Blanc et Laigle, 2015), d’ouvrir des espaces de médiation entre les savoirs citoyens et les savoirs experts, plutôt que de les laisser s’opposer dans les confrontations sociales sur les projets et les initiatives (Laigle et Racineux, 2017). Or les politiques publiques ne sont pas encore totalement préparées à créer les conditions démocratiques qui favorisent un dialogue entre les différents récits, expériences et savoirs : d’une part, les savoirs citoyens qui renvoient à la mémoire des lieux, aux pratiques ordinaires et aux relations subjectives aux milieux, d’autre part les savoirs scientifiques et d’expertises plus instrumentés et spécialisés qui s’interrogent finalement peu sur les conditions éthiques de leur production et l’influence politique qu’ils exercent. Avec la complexification des questions écologiques, les politiques publiques perdent en partie leur faculté de jugement sur les enjeux humains concernés. Elles peuvent se trouver insuffisamment armées face au pouvoir de communication des lobbies ou bien ne pas reconnaitre les apports démocratiques des formes prises par l’agir environnemental à la fois plus réflexif et pragmatique (Beck, 2001). De ce fait, la contribution de l’agir environnemental à la transition peut rester marginale, si ces conditions démocratiques du dialogue, de la médiation, du pluralisme des valeurs, de la faculté de jugement et de l’éthique ne sont pas réunies.

2. Ce qui fait mouvement dans transition

Quand on analyse les mouvements en transition, par exemple Alternatiba ou les villes en transition, on retrouve toujours ces deux registres de l’agir environnemental : résistance et émancipation autour de la réflexivité et des alternatives concrètes (Hopkins, 2014). Ce qui fait mouvement, c’est bien cette production conjointe et interactive : de la montée en compétence réflexive à la pertinence des alternatives proposées ; de l’agir collectif au renouvellement de la pensée. La mise en mouvement de la transition émane de cet enrichissement réciproque entre la production de récits, de valeurs et de savoirs et les alternatives concrètes menées. Cet enrichissement est d’autant plus intense, que des « causes communes » peuvent émerger grâce à un apparentement des situations vécues (Rosanvallon, 2008) ou bien à des interrogations similaires qui sont réunifiées autour d’un agir collectif ou en réseau. Le renouvellement corrélatif des récits et des interprétations des enjeux écologiques, des pratiques ou expériences aux milieux et des subjectivités en jeu, met en mouvement la transition et interpelle l’action publique (Céfaï, 2007). Cette interpellation est d’autant plus vive qu’elle relève d’une exploration à la fois cognitive et agissante qui s’appuie sur la relation aux milieux pour fonder un autre vivre en société. La transition citoyenne révèle cette résonnance entre un agir environnemental et des possibilités plus amples de recomposer les pratiques de vie et les modes d’exister en société (Guattari, 1989).

Il est extrêmement intéressant de voir que ce qui fait mouvement, c’est cette articulation qui donne d’ailleurs un sens sociétal à la transition. Les gens s’affilient sur un pouvoir d’agir, une possibilité offerte à la citoyenneté environnementale, dans laquelle il est possible de faire bouger les lignes, mais aussi de donner sens à l’action. L’affiliation au mouvement se réalise donc par rapport à une production de sens produite par le collectif (Céfaï, 2007). La production de savoirs et de récits alternatifs émanent des pratiques alternatives sur les milieux, directement sur les lieux (blocage d’une usine toxique, une zone à défendre, etc.).

La question de la mobilisation renvoie également à celle de la justice environnementale dans la transition : résister à une perte de la souveraineté environnementale des peuples sur l’eau, la terre, les écosystèmes, résister à une faiblesse démocratique qui accorde peu la possibilité aux êtres humains de contribuer à la transformation de leur lieu de vie, résister à une confiscation des droits territoriaux des peuples autochtones ou exprimer ce qui nous lie au milieu (Laigle, 2015 publié 2018). Cette mise en mouvement est finalement une forme d’expression de la justice environnementale. Autrement dit, la transition citoyenne peut rendre compte d’une autre conception de la justice environnementale plus participative. C’est en ce sens qu’elle interpelle le politique.

Les horizons démocratiques

Dans cette mise en mouvement où les collectifs recréent des communautés de pratiques, le rôle du tissu associatif et des organisations non gouvernementales (ONG) est important. Il peut s’agir de tissus associatifs co-constitués par le mouvement citoyen de transition. Cela signifie que les formes d’action collective évoluent. Le mandat et la représentativité ne sont pas les seules formes d’action collective. Le groupe décide de l’éthique de la participation en même temps que des valeurs attachées aux finalités de l’action (Laigle, 2015). Il existe donc des formes auto-organisatrices d’association citoyenne qui se multiplient, essaiment dans d’autres territoires, se ramifient par le local, acquièrent une portée ou une aura globale, et gagnent ainsi en légitimité auprès de l’action publique. Les villes en transition sont passées de cent à trois cents puis à mille dans le monde en se maillant en réseaux d’expériences et d’expérimentations. Les citoyens se connectent à ces réseaux translocaux. En se réappropriant la relation aux milieux, les collectifs de citoyens et d’associations acquièrent une légitimité et gagnent en influence politique d’autant qu’ils parviennent à inscrire leurs initiatives dans des réseaux d’acteurs locaux.

La portée démocratique réside dans le fait de faire vivre une diversité de relations aux milieux, d’explorer de nouvelles possibilités d’alliances entre humains et non humains, de co-construire des ontologies aux milieux qui aident à bâtir des territoires existentiels soutenant des formes plus coopératives de vie. La difficulté pour la politique publique est d’être à l’écoute de cette diversité de relations subjectives et expérientielles aux milieux qui entrent en confrontation avec des pratiques et des savoirs plus institués (Laigle, 2017). La reconnaissance publique des apports des mobilisations citoyennes implique de rendre légitiment ces formes d’expression plus subjectives mais aussi territorialisées d’un ensemble de valeurs et de pratiques alternatives dans lesquelles le lien social retrouve une place déterminante. 

Pour conclure, je voudrais aborder la question : qu’est-ce que la transition dans le monde de la recherche ? Puisqu’il existe des confrontations sur les controverses environnementales, nous sommes nous-mêmes pris dans ces rapports d’appropriation et de confiscation des savoirs et de partage des connaissances produites. En tant que chercheurs, en fonction de ce que nous nous autorisons à dire, nous pouvons être interpellés et jouer un rôle contributif dans la transition. C’est pourquoi le conflit et la confrontation sociale sur les savoirs est extrêmement importante. La transition du monde de la recherche est donc à ne pas oublier : quels modes d’action collective nous, chercheurs, mettons-nous en place pour proposer des alternatives à des formes hégémoniques de production des savoirs et des controverses environnementales, et ainsi contribuer à une transition sur la transformation des milieux ? Comment constituer un collectif et comment auto-produire nos manières de travailler ensemble - c’est ce que font les collectifs de transition- pour être dans la coopération et non pas dans la compétition, et pour identifier notre production collective par rapport à des enjeux de transition qui sont autres que notre propre compétition ?

Bibliographie

  • Bacqué M-H., Biewener C., 2013,  L’empowerment, une pratique émancipatrice, La découverte175 pages
  • Beck B., La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. de l’allemand par L. Bernardi. Paris, Aubier, 2001, 521 p
  • Cefaï D., 2007, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, La Découverte, collection « bibliothèque du Mauss », 727 p.
  • Descola Ph., 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 533
  • Gorz A., 2008, Ecologica, Editions Galilée, 168 pages.
  • Guattari F., 1989, Les trois écologiques, Galilée, Paris, 80 pages.
  • Hopkins R., 2014, Ils changent le monde! 1001 initiatives de transition écologique, Editions du Seuil, Collection Anthropocène, 208 pages.
  • Laigle L. et Blanc N, 2015, « Récits urbains et adaptation au changement climatique » dans : Hajek I., Hamman P., Lévy J.-P. (dir), De la ville durable à la nature en ville. Entre homogénéité urbaine et contrôle social, Presses Universitaires du Septentrion (coll. Environnement et société).
  • Laigle L., 2013, « Pour une transition écologique à portée sociétale », revue Mouvements, Editions La Découverte, septembre 2013.
  • Laigle L., 2015, « La justice climatique à l’ère de l’Anthropocène », Colloque « Penser l’anthropocène », Collège de France, Novembre 2015, en cours de publication, disponible sur HAL : https://hal-cstb.archives-ouvertes.fr/hal-01515751/document, publié aux Presses de Sciences Po en 2018.
  • Laigle L, 2015, « Transition écologique, société résiliente et cohésion sociale », Études et Documents du CGDD, N° 124, Mai 2015, Ministère de l’Ecologie : http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ED124.pdf
  • Laigle L. et Racineux N., 2017, « Initiatives citoyennes et transition écologique : quels enjeux pour l’action publique ? », Revue Thema, Juin 2017, Commissariat Général au Développement Durable, https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Thema%20-%20Initiatives%20citoyennes%20et%20transition%20%C3%A9cologique.pdf
  • Latour B., 2015, Face à Gaïa, Editions La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 399 pages.
  • Lolive J., 2010, « Mobilisations environnementales », dans Coutard O. et Lévy J-P,  Écologies urbaines, Economica (collection Villes), pp.276-302.
  • Nussbaum, M.C, 2012, Capabilités, Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Editions Flammarion, Climats, Paris pour la traduction française, 300 pages.
  • Rosanvallon, 2008, La légitimité démocratique Impartialité, réflexivité, proximité, Editions du Seuil, 384 pages
  • Taylor D., 2000, « The rise of the Environmental justice paradigm, Injustice Framing and the Social Construction of Environmental Discourses », American Behavioral Scientist, Vol. 43, n°4, January 2000, pages 508-580, Sage Publications.