Gouverner les institutions par le futur. Prospective et construction des régions et métropoles en France (1955-2015)

   

RIO Nicolas, Gouverner les institutions par le futur. Prospective et construction des régions et métropoles en France (1955-2015), thèse de doctorat en science politique, Université Lyon 2, 2015

 

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Résumé de la thèse

À quoi sert la prospective ? Telle est la question de cette recherche sur les usages du futur par les régions et les métropoles en France. Ma thèse démontre que la prospective n’a pas pour vocation première d’agir sur le long terme. Ces démarches éphémères servent surtout à gouverner les institutions qui les portent. Le futur est mobilisé comme une ressource pour définir l’institution, sa place et sa fonction.

Anticiper pour construire le futur au lieu de le subir : voilà comment les manuels de prospective présentent la fonction de la prospective. Cette définition est largement reprise par les acteurs en charge de cette activité au sein des collectivités territoriales. Chaque rapport prospectif débute par l’affirmation de la nécessité d’établir une stratégie transversale à long terme, dans un monde perçu comme de plus en plus incertain.

Cette ambition contraste avec les pratiques des acteurs. Censée formaliser des engagements sur la longue durée, l’activité prospective prend la forme de démarches ponctuelles. La mobilisation des acteurs autour de l’élaboration de cette stratégie à long terme est aussi intense qu’éphémère : une fois le rapport final adopté, chacun retourne à ses occupations en laissant le document produit en jachère. Destinées à orienter l’action publique, ces démarches peinent à influer sur les politiques sectorielles. Cantonnée au futur, cette activité reste souvent à la marge de l’administration et de son action.

Ces décalages alimentent le scepticisme suscité par la prospective, tant du côté des praticiens que des chercheurs. Nombreux sont ceux qui considèrent cette pratique comme une activité insignifiante venant masquer les vrais enjeux de l’action publique. Ces critiques récurrentes n’ont pas conduit à une disparition de la prospective. Au contraire, de nouvelles démarches ne cessent d’être engagées : des élus et des techniciens s’investissent dans cette activité, ils y consacrent des ressources humaines et financières, ils mobilisent d’autres acteurs, etc. Comment expliquer la persistance d’une telle pratique, en dépit de son incapacité à atteindre les ambitions qu’elle s’est elle-même fixée ?

MÉTHODOLOGIE

Cette thèse en science politique est le fruit de quatre ans de travail, mené sous la direction de Gilles Pinson. Rattaché au laboratoire lyonnais Triangle, j’ai bénéficié d’un financement CIFRE de la coopérative-conseil Acadie. Cette situation de doctorant-salarié m’a conduit à cumuler la posture du chercheur avec celle du consultant, faisant de la prospective un objet d’étude autant qu’un objet de travail.

Ma recherche s’appuie sur une comparaison entre quatre terrains distincts : deux régions (Pays de la Loire et Rhône-Alpes) et deux métropoles (Nantes et Lyon). Destinée à replacer l’étude de la prospective sur la moyenne durée, elle couvre une période allant de 1955 à nos jours. L’activité prospective des collectivités correspond à une histoire en dents de scie, faite de creux et de regains avec la mise en oeuvre de démarches éphémères. Au total, mon analyse porte sur seize démarches, dissociées en quatre générations.

Mon parti pris méthodologique a été d’étudier la prospective au concret. Délaissant les manuels de prospective et les travaux des future studies, j’ai focalisé mon attention sur les usages de la prospective en situation. Quel est le profil des acteurs impliqués dans ces démarches ? Quels sont les dispositifs mis en place ? Quels sont les thématiques abordées et les discours produits ? Il s’agissait de suivre les acteurs au plus près de leurs pratiques, en privilégiant l’analyse du processus d’élaboration de l’énoncé prospectif à celle du rapport final.

Pour ce faire, trois types de sources ont été mobilisés successivement : l’observation ethnographique de la démarche Pays de la Loire 2040 en tant que chargé d’études à Acadie ; l’analyse des archives des institutions concernées (notes de service, comptes rendus de réunions, coupures de presse, etc.) et une centaine d’entretiens semi-directifs avec les acteurs impliqués dans ces démarches, tant du côté politique que technique.

L’USAGE DU FUTUR POUR DÉFINIR L’INSTITUTION

En analysant les démarches menées par deux régions et deux métropoles, je montre que la fonction effective de la prospective ne correspond pas à sa vocation affichée. Les démarches prospectives sont moins utilisées pour gouverner le futur que pour définir et légitimer les institutions régionales ou métropolitaines qui les mettent en oeuvre. Dit autrement, les acteurs en charge de ces démarches cherchent davantage à affirmer dans le présent leur vision de l’institution, de sa place et de sa fonction qu’à agir sur le long terme ou prévoir l’avenir. Pour qualifier ce travail de définition par l’élaboration d’un discours prospectif, j’utilise le concept « d’énoncé d’institution ».

Pour comprendre l’importance de ce travail discursif, il est nécessaire de revenir sur la notion d’institution politique. Une institution (l’État, un conseil régional, une intercommunalité, etc.) ne se réduit ni à une structure juridique, avec ses règles de fonctionnement et ses prérogatives définies par la loi ; ni à une organisation administrative, avec son budget, sa hiérarchie et ses effectifs. La force du droit et de la règle ne suffisent pas à assurer l’autorité et la stabilité d’une institution. Ces caractéristiques ne sont jamais totalement acquises ; elles doivent sans cesse être réaffirmées et justifiées. C’est pour cela que les politistes parlent d’avantage « d’institutionnalisation » que d’institution.

L’institutionnalisation désigne un processus, incertain et contesté, et non un état, stable et figé. Ce caractère incertain et inachevé est particulièrement prégnant pour les régions et les métropoles. Mises en place à partir des années 1960, ces institutions sont très récentes et leur légitimité fragile par rapport au poids historique de la commune et du département. Leur émergence au sein de l’organisation territoriale française s’est déroulée dans un contexte de concurrence institutionnelle entre les différents échelons. Les débats sur la répartition des compétences lors de l’adoption de la loi NOTRe illustrent la persistance de ces luttes d’institutions.

LES TROIS FONCTIONS DES DÉMARCHES PROSPECTIVES

Ma thèse met en lumière le rôle des démarches prospectives dans le processus d’institutionnalisation des régions et des métropoles en France ces soixante dernières années. En complément des outils juridiques, budgétaires ou managériaux, l’activité prospective tient une place importante dans cet effort d’assemblage. Elle contribue à faire tenir l’institution par le discours. À travers la construction d’un tel énoncé d’institutions, les acteurs impliqués poursuivent trois objectifs.

Démontrer l’unité

Ils cherchent premièrement à démontrer l’unité de l’institution. Contrairement aux communes et aux départements, les régions et les métropoles ne peuvent pas s’appuyer sur l’histoire ou l’identité du territoire pour souligner la cohérence de leur périmètre. Elles sont en outre confrontées à plusieurs dynamiques centrifuges, avec le poids des découpages territoriaux et sectoriels. Le recours au futur constitue alors une ressource précieuse pour faire la preuve de leur consistance. D’une part, il permet de montrer que ces nouvelles échelles correspondent à des ensembles territoriaux en cours de structuration. D’autre part, la démarche prospective met en scène la cohérence des multiples politiques menées. Elle vient montrer par le discours que ces interventions fragmentées s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie unique et transversale.

Justifier l’utilité

Deuxièmement, les élus et techniciens à l’origine de ces démarches utilisent la prospective pour justifier l’utilité de leur institution. Pour exister au sein d’un paysage institutionnel marqué par la concurrence entre échelons, les régions et les métropoles doivent continuellement démontrer leur avantage comparatif. En s’appuyant sur l’anticipation, les démarches prospectives visent à susciter un besoin d’institution à travers un travail de construction et de cadrage du contexte. Présenter la mondialisation comme une tendance lourde permet ainsi aux régions de souligner la nécessité d’un changement d’échelle de l’action publique territoriale et d’affirmer leur rôle d’interface entre le local et le global, entre la commune et l’Europe. Selon les thématiques abordées et les signaux prospectifs mis en avant, les acteurs tentent de définir et de faire évoluer la fonction de leur institution.

Revendiquer le pilotage

Troisièmement, la prospective est mobilisée pour revendiquer le pilotage de l’institution. Les régions et les métropoles ne forment pas des ensembles unifiés et homogènes. Chaque institution regroupe une multitude d’acteurs, de secteurs et de professions, aux identités et aux préférences variables et parfois divergentes. La définition de la place et du rôle de l’institution correspond ainsi à une lutte de pouvoir entre les acteurs qui la composent. Dans cette logique, les porteurs de démarches prospectives utilisent le futur et l’anticipation comme une ressource pour exposer leur propre définition de l’institution et pour agréger autour d’elle un grand nombre d’acteurs. Le discours prospectif issu de ces démarches est à la fois le support et le résultat de cette négociation pour construire une alliance aussi large que possible. Cet enjeu de leadership explique l’importance donnée à la concertation et à la mobilisation de la société civile sous toutes ses formes (universitaires, élites socio-économiques, citoyens, etc.) lors de ces démarches prospectives.

Les quatre générations de démarches prospectives


L’INSTITUTIONNALISATION DES RÉGIONSET DES MÉTROPOLES PAR LA PROSPECTIVE

Si ces trois fonctions se retrouvent pour chacune des démarches étudiées, la contribution de la prospective à l’institutionnalisation des régions et des métropoles a pris des formes différentes selon les périodes concernées. La thèse distingue quatre générations de démarches, qui correspondent chacune à un usage spécifique du futur.

1. Exister par anticipation (1955-1983)

Durant la première période, la prospective a été mobilisée pour faire exister les régions et les métropoles par anticipation. Ces démarches se sont inscrites dans une tentative réformatrice plus large de l’organisation territoriale française menée au début de la Ve République. Désireux de contourner les notables politiques locaux opposés à son projet modernisateur, le régime gaulliste cherchait à mettre en place de nouvelles échelles d’intervention publique. Cela s’est traduit par la création des missions régionales en 1964 puis des OREAM en 1966. Conçue comme une déclinaison territoriale de la planification nationale, la première génération de prospective avait pour but de donner de la substance à ces institutions nouvelles. Le recours au long terme permettait de justifier la fonction des échelles régionales et métropolitaines, par rapport aux échelons communaux et départementaux centrés sur la gestion à court terme. Ces énoncés prospectifs ont rapidement été remis en cause, suite à l’échec du référendum de 1969, à la démission de de Gaulle et au ralentissement de la croissance.

2. Susciter un besoin d’institution (1983-1995)

Cette deuxième période est marquée par l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus, à la suite des élections municipales de 1977 et des premières élections régionales de 1986. Confrontés aux résistances des notables locaux et de leur administration, ces élus ont investi l’échelle métropolitaine et régionale pour construire leur leadership en reprenant à leur compte les énoncés prospectifs produits par l’État planificateur vingt ans plus tôt. Pilotées avec l’appui des agences d’urbanisme et des SGAR, ces démarches se sont appuyées sur l’expertise universitaire pour donner à voir les tendances socio-économiques à l’oeuvre. En mettant l’accent sur la métropolisation, la mondialisation et l’intensification de la concurrence inter-urbaine, ce recours au futur visait à justifier le nécessaire changement d’échelle de la planification territoriale.

3. Affirmer une stratégie unique et transversale (1995-2004)

Durant la troisième période, c’est à travers l’énonciation d’un projet d’action publique transversal que la prospective a participé à l’institutionnalisation des régions et des métropoles. Dans un contexte de renforcement des dynamiques centrifuges, ces démarches ont servi à afficher un discours unique et cohérent sur la fonction stratégique de ces institutions. Pour les métropoles, elles ont permis de préparer l’extension des compétences intercommunales en mettant l’accent sur les « signaux faibles ». Du côté des régions, la construction du projet prospectif visait davantage à assurer le leadership des nouveaux présidents de région, face au poids des administrations sectorielles et aux résistances des Conseils généraux.

4. Atténuer les contradictions de l’action publique territoriale (2004-2015)

La quatrième génération de démarches marque une inflexion dans la place de ces énoncés d’institution, avec un rapprochement entre prospective et participation. Ces démarches sont utilisées pour construire un discours politique à destination des habitants pour démontrer la capacité de ces institutions, souvent présentées comme technocratiques, d’être à l’écoute des citoyens et de préparer leur avenir. Le futur est mobilisé pour créer du commun et rétablir un consensus face aux contradictions croissantes de l’action publique territoriale et à l’augmentation des protestations contre les politiques de compétitivité. Cet impératif consensuel explique l’accent mis sur les modes de vie, les valeurs et les attentes des citoyens.

LE FUTUR : UNE RESSOURCE DISCURSIVE AMBIGUË

Ce concept d’énoncé d’institution montre que le futur est une ressource discursive mobilisée par les acteurs, et non un objet d’action publique avec des politiques dédiées. La force de cette ressource repose sur l’ambiguïté de son statut. Au croisement entre l’estimation du probable et l’affirmation du souhaitable, la prospective navigue entre le registre de l’expertise et celui du politique. En explorant les mutations à l’oeuvre, ces démarches mobilisent le contexte autant qu’elles le construisent pour justifier la nécessité de faire évoluer l’institution, d’en transformer la place et la fonction. En témoigne l’accent mis sur les tendances exogènes et sur les signaux faibles.

Mais cette ambiguïté entre le probable et le souhaitable est aussi une faiblesse. Présenté comme une forme d’expertise sans être reconnu comme une science, le discours prospectif dispose d’une crédibilité scientifique limitée. Dénué de toute portée prescriptive, il n’a aucune capacité à contraindre les acteurs. Cette fragilité apparaît comme le revers du succès de cette pratique. Le poids de l’énoncé prospectif reste structurellement dépendant des acteurs qui le portent.

 

Thèse soutenue à l’Institut d'études politiques de Lyon (Université Lumière Lyon 2), laboratoire Triangle, le 9 octobre 2015, devant le jury suivant

Membres du Jury :

Jenny ANDERSSON Directrice de recherche CNRS, Sciences Po Paris – rapporteure

Daniel BÉHAR Professeur à l’École d’Urbanisme de Paris, Université Paris-Est

Charlotte HALPERN Chargée de recherche FNSP, Sciences Po Paris

Michael KEATING Professeur à l’Université d’Aberdeen – rapporteur

Gilles PINSON Professeur à Sciences Po Bordeaux – directeur de thèse

Philippe ZITTOUN Chargé de recherche HDR, LET-ENTPE

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