Être des travailleurs libres. Le modèle des coopératives de production comme forme institutionnelle d’une économie démocratique.

Camille Ternier, Être des travailleurs libres. Le modèle des coopératives de production comme forme institutionnelle d’une économie démocratique, thèse de doctorat en philosophie, Université Paris 1, 2019

 

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Résumé :

Pourquoi les entreprises ne devraient-elles pas être régies par le même « impératif démocratique » qui prévaut au niveau de la société politique ? Depuis la généralisation sous la révolution industrielle de cette forme institutionnelle qu’est l’entreprise, il a toujours existé des utopies alternatives : associations de production au XIXe, coopératives ouvrières et entreprises autogérées au XXe siècle, société coopérative et participative (Scop) au XXIe siècle.

Ce travail cherche à montrer l’intérêt du modèle des coopératives de production pour les projets de démocratie d’entreprise et de socialisme démocratique, à la condition toutefois d’envisager le dépassement de certaines de ses limites du point de vue de l’idéal d’égalité démocratique.

Dans la première partie de cette thèse, je cherche à montrer l’actualité pour la philosophie politique égalitariste d’une réflexion sur les formes légitimes de l’organisation du travail. Je commence par montrer que le débat sur la place de la norme démocratique dans l'économie politique rawlsienne a été mal formulé (chapitre I). Le libéralisme égalitaire de Rawls est parfois accusé de ne penser la justice économique qu’à partir de mécanismes de redistribution. Il m’a semblé nécessaire, vis-à-vis des défenseurs rawlsiens de la démocratie d’entreprise, de proposer un examen de la question de la forme des entreprises chez Rawls à travers l’analyse des deux régimes économiques autorisés par une société juste : la démocratie de propriétaires et le socialisme libéral. Tandis que les entreprises d’un socialisme libéral seraient vraisemblablement démocratiques, la détermination des formes des entreprises d’une démocratie de propriétaires nécessite le développement de la théorie du côté de son volet non-idéal. Le socialisme de marché a représenté une telle tentative (chapitre II), mais il a échoué à prendre en compte les objections que les socialistes autogestionnaires lui adressaient, ce qui l’a conduit à se retrancher dans la défense de systèmes économiques que Rawls lui-même aurait sans doute récusés.

 

Dans une deuxième partie, j’essaie de voir dans quelle mesure certains penseurs républicains ont proposé une critique du travail digne d’intérêt, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Le néo-républicanisme pourrait nous offrir les outils théoriques afin d’élaborer une économie civique néo-républicaine cohérente (chapitre III). Mais il est encore insuffisant sur le plan de ses politiques économiques institutionnelles, et on ne sait pas encore ce à quoi doivent ressembler les entreprises d’une économie républicaine. Au XIXe siècle pourtant, les républicains avaient déjà vu dans la coopérative de production la réponse à une telle question. Je présente alors dans un chapitre
historique les soubassements théoriques de cette forme d’entreprise (chapitre IV). En menant une étude historique sur ses origines idéologiques, je mets en évidence le fait qu’un de leurs premiers théoriciens, le médecin catholique et républicain Philippe Buchez, voyait dans l’association ouvrière le moyen d’insuffler « l'idée d'égalité dans tous les rapports des hommes entre eux, matériels aussi bien que moraux ».

Afin de mettre en lumière les obstacles qui viennent contrarier la bonne réalisation de l’idéal théorique des coopératives de production, je rends compte des résultats d’une enquête de terrain que j’ai menée au sein d’une coopérative de production (chapitre V), enquête de terrain qui constitue la spécificité de la méthode ici poursuivie. Cette coopérative oeuvrant dans le domaine du conseil aux collectivités connu à la fin de mon enquête une crise à la fois politique et économique (la fermeture de la coopérative a été envisagée). Pendant les trois ans de l’enquête, je mène cinquante-huit entretiens individuels semi-directifs de deux heures en moyenne, avec chacun des vingt salariés qu’elle comporte. J’organise mon travail d’enquête afin de pourvoir recueillir trois types de données : les faits, les sentiments et les justifications des acteurs en ce qui concerne les procédures démocratiques de la coopérative. Par ailleurs, j’établis une chronologie précise des différents évènements et tente d’établir un suivi des prises de décisions ainsi qu’un calendrier des différents types de réunions organisées.

La réalisation de cette enquête de terrain en parallèle de mon travail de thèse a eu une double fonction méthodologique. Elle a d’abord eu une fonction heuristique en ce qu’elle m’a servi à orienter mes lectures normatives. Elle a ensuite eu une fonction que j’ai qualifié d’informationnelle : elle m’a permis de saisir plus clairement la mise en place et le maintien dans le temps des structures d’inégalité démocratique, qui sont en partie liées aux justifications des acteurs.

Cette mise à l’épreuve de la forme coopérative révèle en effet le paradoxe suivant : en valorisant l’effort et le travail, la coopérative court toujours le risque de verser dans le régime aristocratique qu’elle cherchait à éviter. Le fait de « démocratiser » la démocratie au sein des coopératives de production implique alors sans doute de remonter en généralité pour conduire l’analyse critique sur le terrain des normes qui semblent régir la démocratie dans ces entreprises : les normes sociales de prises de décisions telles qu’elles sont apparues sur le terrain étudié (chapitre VI) et les normes légales plus générales concernant l’entrée au sociétariat (chapitre VII).

Les normes quotidiennes de prises de décisions (qui sont des normes sociales, extrajuridiques) peuvent en effet sans doute être questionnées. C’est ce que je tente de faire en prenant pour point de départ la norme démocratique minimale sur laquelle fonctionne la coopérative étudiée. Sur le terrain étudié, la norme démocratique acceptée par tous les salariés consiste à ce que les salariés-associés (qui correspondent aux cadres) soient consultés par la gérante pour l’ensemble de ses décisions. Les salariés semblent estimer que seule cette norme minimale est envisageable. J’argumente alors en faveur d’une norme démocratique moins minimale qui implique que tous les salariés (et pas seulement les salariés-associés) soient consultés sur toutes les décisions. La consultation est utile en ce qu’elle représente une forme de droit d’opposition aux décisions qui vont être prises, et non pas qui ont été prises. Elle est moins couteuse que la codécision. Ce droit d’opposition aux décisions qui vont être prises permet de représenter une nouvelle norme qui conserve le compromis, important aux yeux des salariés, entre norme démocratique minimale et norme démocratique idéale.

Je réitère ensuite ce geste (consistant à envisager des normes démocratiques plus inclusives) en ce qui concerne le problème plus large et plus général de l’accès au sociétariat (chapitre VII). En procédant à des calculs, on peut estimer qu’aujourd’hui, plus de 25% des salariés en CDI dans les Scop ne sont pas encore associés. En travaillant sur l’histoire du droit coopératif, on peut montrer que la mise en place des premiers statuts juridiques pour les coopératives de production représente le
début d’une rupture par rapport aux premiers statuts rédigés par les premiers coopérateurs. En effet, depuis lors, la garantie pour les travailleurs d’accéder au sociétariat n’a plus été assurée et à l’inverse, on a accueilli des membres non-travailleurs autour de la table, auxquels on a accordé des droits de participation, notamment financière. Cette évolution du droit ne peut se fonder sur l’argument théorique parfois évoqué selon lequel Charles Fourier aurait été l’inspirateur lointain de telles évolutions. Les arguments en faveur de la conception exclusive du sociétariat (qui consiste à tolérer que certains salariés ne soient pas membres du sociétariat) étaient en fait dès cette époque très
probablement relatifs à des normes morales renvoyant à une forme d’éthique des vertus dont on avait déjà trouvé la manifestation au sein de la coopérative étudiée. Selon cette conception, la capacité à fournir un effort de travail dans le temps est le critère permettant de justifier l’exclusion de certains salariés.

Une telle justification en termes d’éthique des vertus pose pourtant problème du point de vue du projet du républicanisme d’entreprise défendu ici, pour deux raisons. D’une part, ce dernier a emprunté au libéralisme l’exigence de neutralité vis-à-vis des fins éthiques poursuivies par les individus. D’autre part, cette justification représente une remise en question du principe d’égal respect de chacun qui est le fondement égalitariste du républicanisme. Cette seconde critique pourrait conduire, sur le plan juridique, à détacher radicalement la coopérative du droit des sociétés, en proposant la création d’une nouvelle personne morale.

 

Thèse soutenue à l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne le 20 décembre 2019 devant le jury suivant:

 

Jury :

  • Isabelle Ferreras, maître de recherches FNRS, professeure de sociologie à l’Université de Louvain,
  • Marc Fleurbaey, professeur d’économie, université de Princeton, rapporteur,
  • Sandra Laugier, professeure de Philosophie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Présidente du jury,
  • Emmanuel Renault, professeur de Philosophie, Université Paris Nanterre, rapporteur.