Des professionnel·le·s de la représentation populaire : les community organizers à Chicago.

Clément Petitjean. Des professionnel·le·s de la représentation populaire. Les community organizers à Chicago. Sociologie. Université Paris-Saclay, 2019. Français. ⟨NNT:2019SACLV068⟩⟨tel-02443498⟩

 

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Résumé :

En tant qu’objet de recherche, le community organizing constitue un paradoxe. Il s’agit désormais de l’une des formes d’action collective les plus répandues et les plus valorisées aux États-Unis, l’élection de Barack Obama à la Maison-Blanche en 2008 ayant largement contribué à la rendre indissociable de la trajectoire héroïsée du « premier président noir ». Une riche littérature grise propose conseils et récits de luttes exemplaires pour encourager la diffusion de ces pratiques présentées comme pragmatiques et efficaces. En France, cette catégorie, désormais à la mode, fait l’objet d’un travail d’importation par différents acteurs cherchant à renouveler leurs modes d’action, qu’il s’agisse de politique de la ville, d’éducation populaire, de travail social ou de militantisme politique. Cependant, les pratiques concrètes auxquelles le community organizing renvoie sont largement méconnues du grand public et constituent un objet peu étudié par les sciences sociales. En France, quelques rares chercheuses et chercheurs en sciences sociales se sont saisi de l’objet1, mais aucune thèse n’avait encore été soutenue sur le sujet.

Dans la littérature existante, le community organizing est fréquemment appréhendé sous un angle normatif, comme quelque chose qui parvient à faire exister et entendre les voix des membres de groupes sociaux minoritaires et structurellement exclus du jeu politique. Le travail concret des professionnels salariés (les community organizers) qui font exister ces formes de mobilisation et de représentation populaires est alors relégué au second plan, devenant un simple élément de décor pour la performance du groupe mobilisé. À part quelques enquêtes ponctuelles réalisées dans les années 1990, il n’existe à ce jour aucune enquête sociologique ou historique portant spécifiquement sur les community organizers. Alors qu’elle a donné une véritable légitimité politique à un titre jusqu’alors peu connu et reconnu, l’élection d’Obama n’a pas changé cet état de fait.

C’est à ce manque que répond la thèse. En décalage avec la littérature existante, elle propose de mettre au jour ce métier de coulisses. Elle déplace ainsi la focale d’analyse de la « cause » de la participation populaire vers ses entrepreneurs, l’histoire de la constitution du rôle de community organizer, la formation du groupe professionnel revendiquant cette catégorie et les individus qui l’occupent. Prenant au sérieux le fait que les community organizers constituent des professionnels parmi les profanes, elle se heurte alors à un paradoxe fondateur de cet objet hybride : les professionnels ne sont pas les porte-parole, mais ceux qui les forment.

Pour rendre raison de ce paradoxe, la thèse conjugue des cadres théoriques qui habituellement dialoguent peu les uns avec les autres : la sociologie de l’engagement militant et des mouvements sociaux ; la sociologie des professions et des groupes professionnels ; des travaux de théorie et de sociologie politiques sur la relation de représentation. Elle s’appuie sur une enquête réalisée à Chicago de 2015 à 2018. Berceau historique de l’offre réformatrice hybride que propose des années 1940 aux années 1970 Saul Alinsky, souvent considéré comme le « père fondateur » des pratiques de community organizing, Chicago est aujourd’hui la ville du pays où l’on trouve le plus d’acteurs du community organizing. Le travail de recherche s’est d’abord appuyé sur une enquête ethnographique, le matériau collecté rassemblant 88 entretiens semi-directifs réalisés avec différents acteurs du community organizing (community organizers, leaders, anciens organizers reconvertis dans d’autres domaines, permanents syndicaux, militants antiracistes ou politiques, universitaires, journalistes et salariés de fondations philanthropiques) et diverses observations et observations participantes (événements publics, campagnes électorales, soirées de collectes de fonds, stage intensif de formation à l’organizing). L’enquête ethnographique a été complétée par un travail archivistique afin de saisir les mécanismes de formation du groupe professionnel, comprendre comment avaient émergé et s’étaient cristallisées les pratiques, les institutions et les catégories qui leur donnent forme et sens. Ensuite, en l’absence de données statistiques sur les community organizers, une base de données regroupant 45 organisations et 164 individus a été constituée pour objectiver des propriétés saillantes du groupe des community organizers de Chicago. Cette base de données n’a pas d’équivalent dans la littérature existante.

La thèse se compose de trois parties. La première retrace la formation, des années 1930 jusqu’à la fin des années 2000, du groupe professionnel des community organizers, spécialistes du franchissement des barrières sociales capable de créer là où il n’en existait pas au préalable de la représentation de groupes exclus du jeu politique. La deuxième partie déplace la focale vers le travail tel qu’il s’accomplit concrètement, dans un espace d’intermédiation politique distinct et dans des pratiques de travail hybrides. Elle rend compte du paradoxe central autour duquel se construit le groupe professionnel : la rationalisation du travail de construction de causes et de légitimation de porte-parole profanes produit de la politisation. Mais il s’agit d’une forme particulière de politisation, puisqu’elle repose sur l’existence d’un groupe professionnel qui fait tout pour ne pas se mettre en avant et ne pas déposséder les profanes de leur parole. Enfin, la troisième partie se concentre sur les trajectoires individuelles pour mieux comprendre qui devient community organizer, comment on apprend le métier, et selon quelles conditions on peut ou non s’y maintenir ou se reconvertir dans d’autres activités professionnelles. En ouvrant la boîte noire des dynamiques d’engagement des community organizers, cette partie montre que ces trajectoires peuvent être marquées par des logiques de politisation individuelle qui nuancent l’idée que professionnalisation et dépolitisation seraient mécaniquement équivalentes.

Ni militantisme bénévole, ni travail social ; ni sollicitation d’une participation citoyenne pacifiée, ni contestation transgressive se manifestant en marge ou en dehors de l’institué : le community organizing est fondamentalement hybride et ambivalent. Or, la thèse montre que l’existence du groupe professionnel s’inscrit dans des processus plus large de recomposition des formes d’action collective mais aussi d’allongement de la chaîne du travail politique reliant gouvernés et gouvernants. Depuis les années 1970, la constitution d’une « sphère publique gérée par des professionnels2 » a accentué le déséquilibre structurel en faveur des riches donateurs et des classes dominantes auxquelles ils appartiennent. Dans le même temps, la clôture du champ politique et sa subordination aux intérêts économiques s’accompagnent de la recherche d’un lien intime et personnalisé avec les électeurs et électrices. Dans ce contexte, la capacité à entretenir efficacement une proximité sociale et politique avec les citoyennes et citoyens ordinaires, que recouvre aujourd’hui le titre de community organizer, prend d’autant plus de valeur symbolique. On voit alors sous un angle neuf la croyance selon laquelle les pratiques de community organizing constituent un contre-pouvoir citoyen, porté par des profanes, situé à l’extérieur du champ politique.

 

Notes :

  1. Voir par exemple Marie-Hélène Bacqué, « Associations ‟communautaires” et gestion de la pauvreté. Les Community Development Corporations à Boston », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005, vol. 5, no 160, p. 46-65 ; Hélène Balazard, Agir en démocratie, Ivry-sur-Seine, les Éditions de l’Atelier-les Éditions ouvrières, 2015 ; Julien Talpin, Community organizing : de l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Paris, Raisons d’agir, 2016.
  2. Adam Sheingate, Building a Business of Politics: The Rise of Political Consulting and the Transformation of American Democracy, Oxford, New York, Oxford University Press, 2016, p. 3.

 

Thèse soutenue à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelynes le 21 novembre 2019 devant le jury suivant :

 

Jury :

  • Marie-Hélène BACQUÉ – Professeure à l’Université Paris Ouest-Nanterre, rapportrice
  • Annie COLLOVALD – Professeure à l’Université Paris Ouest-Nanterre, examinatrice
  • Guillaume MARCHE – Professeur à l’Université Paris-Est Créteil, président
  • Sandrine NICOURD – Maîtresse de conférences à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, examinatrice
  • Sylvie TISSOT – Professeure à l’Université Paris 8, rapportrice
  • Laurent WILLEMEZ – Professeur à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, directeur de thèse