Démocratiser la mesure : les indicateurs participatifs

Sommaire du n° 2/2017 paru en janvier 2018

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Jean-Michel Fourniau, « Hommage à Luigi Bobbio (6 mars 1944 – 9 octobre 2017) », Page 5 à 7

Dossier

Démocratiser la mesure : les indicateurs participatifs

Dossier coordonné par Léa Sébastien, Markku Lehtonen, Tom Bauler

Léa Sébastien, Markku Lehtonen et Tom Bauler, « Introduction. Les indicateurs participatifs tiennent-ils leurs promesses ? », Page 9 à 38 

Florence Jany-Catrice et Samuel Pinaud, « Entre ingénierie de la participation et ingénierie de la quantification. Quand les conventions de richesse sont mises en débat », Page 39 à 67

Anne Le Roy et Fiona Ottaviani, « Quand la participation bouscule les fondamentaux de l’économie. La construction participative d’indicateurs alternatifs locaux », Page 69 à 92 

Michel Renault, « Dire ce qui compte, prendre en compte et rendre compte. Une réflexion analytique sur les démarches d’association des citoyens à l’élaboration de nouveaux indicateurs de richesse », Page 93 à 121

Sandrine Petit et Marie-Hélène Vergote, « Compter l’eau ou conter l’eau ? De l’utilisation participative des indicateurs », Page 123 à 146 

Paul-Marie Boulanger, « Indicateurs de développement durable et participation citoyenne : une entreprise paradoxale », Page 147 à 175

Varia

Anna Jarry-Omarova, « Le genre de la participation citoyenne à Sevran (Seine-Saint-Denis) », Page 177 à 204

Présentation du numéro

L’association des notions d’indicateurs et de participation trouve son origine au sommet de la Terre de Rio (1992), à la fois dans l’Agenda 21 qui appelle à l’élaboration d’indicateurs de développement durable au travers de prises de décision multi-acteurs, et dans la résolution 38 du rapport L’avenir que nous voulons qui réaffirme le besoin d’indicateurs alternatifs au PIB comme mesure aspirant à refléter bien-être et progrès. Émergent alors des indicateurs parti­cipatifs (économiques, sociaux et environnementaux) qui ont comme objectif de décider ensemble de ce qu’il faut mesurer (ou non) dans la société, autrement dit de démocratiser la mesure.

Un indicateur est un signal – une représentation – d’une certaine réalité qui ne se laisse pas directement observer ou expérimenter ; il simplifie une couche particulière de la réalité qui par sa nature même échappe à nos sens, à nos capa­cités premières d’identification et de connaissance. Un indicateur (et a fortiori l’entité ou la personne l’ayant configuré) simplifie, réduit, et ce faisant oriente le regard de son observateur. Ainsi se multiplient les critiques des indicateurs économiques établis, et les appels pour les remplacer ou les compléter avec des données sociales et environnementales. Le PIB ne permet pas de mettre en exergue les dynamiques multidimensionnelles en oeuvre au sein des territoires, et – comme l’affirment Stiglitz et al. (2010) de concert avec d’autres – « il est temps que notre système statistique mette davantage l’accent sur la mesure du bien-être de la population que sur celle de la production économique ». Ce type d’appel à complexifier ou réorienter nos mesures n’est pas nouveau en soi et rejoint ce qu’exprimait déjà Le Play (1878) au XIXe siècle : « passer de la richesse des nations au bien-être des populations ». Par contre, ce qui est beaucoup plus nouveau est l’appel très insistant pour penser les indicateurs et leurs reconfi­gurations, voire interprétations, de manière participative. La participation large des parties prenantes et des publics variés dans la conception des indicateurs est une des recommandations les plus fréquentes dans les discussions sur le travail dans ce domaine, partant du constat que les plus compétents pour savoir et décider de ce qu’est « être bien » sont les intéressés eux-mêmes. Dans cette optique, les termes de qualité de vie, de progrès social, de bien-être, de déve­loppement durable, de mieux vivre, etc. nécessiteraient d’associer ceux qui sont concernés directement par l’objet sous mesure, pour définir précisément le contenu empirique de ces expressions et ainsi ajouter discernement, légitimité et responsabilité au choix d’indicateurs pour nos sociétés (Venetoulis, Cobb, 1998).

La recherche en sciences sociales qui s’est construite autour des indicateurs alternatifs montre que les indicateurs peuvent être conçus tantôt comme des outils au service de la domination et de l’oppression dans une gouver­nance d’inspiration néolibérale, tantôt comme des vecteurs d’émancipation et d’apprentissage collectif qui permettent aux citoyens de mieux s’approprier les enjeux sociétaux en question et tenir les gouvernants redevables de leurs actions (Bruno et al., 2014, 2016). La vision sombre des indicateurs associés à un moyen de contrôle se nourrit notamment des expériences de l’utilisation des indicateurs de performance, par exemple dans les entreprises, tandis que l’espoir d’émancipation sous-tend les efforts pour développer des indicateurs locaux de développement durable ou de bien-être. Dans ce dernier cas, la par­ticipation des citoyens dans la conception d’indicateurs nourrit une multitude de promesses que nous avons identifiées et sur lesquelles nous souhaitons revenir ici : diminuer la domination des processus participatifs par les experts ; intégrer une diversité de points de vue et de perspectives ; générer des apprentissages collectifs ; atténuer les asymétries de pouvoir ; favoriser l’utilisation des indica­teurs par les décideurs ; permettre une meilleure intégration des considérations locales et globales.

Ce dossier présente au lecteur une sélection de cinq contributions originales d’analystes des indicateurs participatifs. Elles s’organisent toutes autour d’une série de promesses des indicateurs participatifs, sources de paradoxes et dilemmes. Ces contributions abordent différentes facettes de ces promesses, et les multiples couches analytiques permettent d’approfondir l’étude de pro­cessus d’indicateurs participatifs qui furent opérationnalisés, tout comme des réflexions théoriques et conceptuelles à la confluence des théories de la par­ticipation et de la sociologie de l’information. Ce dossier vise à consolider et rassembler des réflexions qui sont actuellement menées de manière éparse au sein de l’espace de recherche francophone sur l’intersection entre partici­pation et indicateurs. Jusqu’à présent – et nos contributions le montrent à un certain égard –, cette réflexion est surtout menée depuis le champ de l’expertise en indicateurs. Le dossier se veut ainsi être une main tendue vers le champ de l’analyse critique des processus et impacts participatifs, afin de pouvoir avancer ensemble sur un programme de travail commun.