De l’infrapolitique à la révolution démocratique : ethnographie culturelle du mouvement ATD Quart Monde.

Alex Roy. De l'infrapolitique à la révolution démocratique : ethnographie culturelle du mouvement ATD Quart Monde. Histoire. Université de Lyon, 2019. Français. ⟨NNT : 2019LYSE2026⟩. ⟨tel-02305804⟩

 

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Résumé :

De l’infrapolitique à la révolution démocratique : ethnographie culturelle du mouvement ATD Quart Monde est une thèse de doctorat en géographie, aménagement et urbanisme. Bien documenté par les sciences sociales, le constat de départ est celui de l’existence d’un processus d’exclusion politique des catégories de population les plus pauvres qui a tendance à les rendre « inaudibles »1 en démocratie. La problématique de cette thèse porte alors sur les conditions concrètes de démocratisation inclusive de la démocratie dans la perspective d’une sociologie pragmatique et culturelle. Pour cela, l’enquête repose sur l’ethnographie des actions du mouvement international ATD (Agir Tous pour la Dignité) Quart Monde, en se focalisant sur la composante française. Depuis sa création en 1959 dans le bidon ville de Noisy-le-Grand, cette association de lutte contre la pauvreté porte un projet politique, culturel et démocratique reposant sur l’émancipation des personnes concernées. L’hypothèse est que le mouvement ATD Quart Monde contribue à une « révolution démocratique » consistant à renverser les phénomènes de « cens caché »2, aux côtés d’autres acteurs.

L’enquête repose sur l’observation (parfois distanciée, parfois participante, parfois par l’analyse d’archives) des expérimentations démocratiques d’ATD Quart Monde et l’implication du chercheur sur deux ans et demi au sein de l’association — à l’échelle locale (ATD Rhône-Alpes) et nationale (ATD France), ainsi qu’un exemple international (ATD Montréal). Par ailleurs, 84 entretiens semi-directifs ont été conduits comprenant une enquête comparative d’une quinzaine d’entretiens avec un ensemble d’organisations françaises portant un projet d’ « empowerment radical », au sens de M.-H. Bacqué et C. Biewener3. La méthode est inductive et bénéficie d’un cadrage analytique conséquent.

La thèse s’organise en trois parties. La première partie de la thèse explore le domaine praxéologique de l’action collective, c’est-à-dire l’ensemble des activités cognitives mises en oeuvre au sein des mouvements sociaux dans une optique de transformation sociale. Le chapitre 1 montre comment ce type d’activités façonne l’émergence d’un réseau informel d’« activistes de l’empowerment à la française ». Les tentatives d’importation d’un modèle nord-américain sont analysées comme un moment réflexif de l’ « espace des mouvements sociaux »4 dans lequel les acteurs se positionnent dans un processus de circulation des idées et des pratiques. Cette exploration est partielle et détient une visée comparative avec le mode d’action d’ATD Quart Monde.

Le chapitre 2 s’attache à montrer la spécificité d’ATD Quart Monde comme un « mouvement expert »5 qui malgré son institutionnalisation et une « tendance isolationniste » n’a pas perdu sa radicalité et son identité originelle grâce à une « démarche praxéologique en interne » et une posture de « coopération conflictuelle »6 avec les pouvoirs publics. D’un point de vue mésosociologique, ATD Quart Monde peut être présenté comme une « communauté épistémique »7 militante fondée sur la pluralité des sources d’expertises : une expertise professionnelle (de bénévoles ou de personnes mobilisées sur projet) ; une expertise associative des volontaires permanents8 ; une expertise expérientielle et politique des acteurs affaiblis9 engagés dans le mouvement, appelés « militants quart monde ».

La deuxième partie explore la dimension culturelle de l’action collective10, c’est-à-dire les conditions de déconstruction des codes culturels dominants par les acteurs affaiblis et de reconstruction de leurs propres codes culturels dans un processus de subjectivation politique. Cette partie repose sur l’ethnographie du groupe local d’ATD Rhône-Alpes. Le chapitre 3 étudie le travail de mobilisation sur le long terme mis en oeuvre par les volontaires permanents et bénévoles actifs. Il s’agit dans un premier temps d’aller à la rencontre des personnes en situation de pauvreté pour découvrir leurs réalités de vie afin de créer un climat de confiance et de dépasser les barrières à l’engagement des acteurs affaiblis. Dans un second temps, le travail de mobilisation consiste à rendre audible et à organiser l’infrapolitique11, c'est-à-dire les formes de résistances quotidiennes à la domination qui s’exercent « sous les radars » de la sphère publique, au sein d’une enclave démocratique appelée « université populaire ». Cette dernière est un espace de liberté de parole protégé des pressions de la pensée dominante qui favorise l’expression et l’émancipation politique des acteurs affaiblis en valorisant leurs savoirs expérientiels comme des éléments de culture.

Le chapitre 4 analyse les freins et tensions d’un processus d’empowerment qui émerge au sein d’une enclave démocratique : effets de fermeture de l’association sur l’extérieur ; processus d’évanescence de la praxis créant des frustrations relatives pour les membres ayant développé une volonté de transformation sociale ; reproduction de rapports hiérarchiques en interne et existence d’un plafond de verre pour les militants quart monde dans l’accès aux prises de responsabilités ; les dérives paternalistes qui s’immiscent dans l’engagement des acteurs forts au sein d’ATD Quart Monde. Toutefois, l’analyse de certains parcours permet de dessiner une éthique de la « non-domination » fondée sur une posture de mise en retrait et de reconnaissance de l’ignorance du savoir des personnes en situation de pauvreté. Cette posture se façonne par un processus de « disempowerment », entendu comme une émancipation des acteurs forts par le développement d’un pouvoir « avec » les acteurs affaiblis et une perte de pouvoir « sur ».

La troisième partie porte sur la dimension participative et délibérative de l’action collective dans sa capacité d’inclusion des acteurs affaiblis. Le chapitre 5 décrit le fonctionnement d’une coformation en « croisement des savoirs et des pratiques » et en déduit quelques conditions pour une délibération fondée sur la « reconnaissance des différences »12. La méthodologie d’ATD Quart Monde consiste à susciter et à encadrer une confrontation entre le « savoir d’action » des fonctionnaires d’un secteur spécifique (santé, social, monde politique, etc.) et le « savoir expérientiel » des personnes en situation de pauvreté́. À partir d’une analyse interactionniste goffmanienne 13 , la coformation est analysée comme un espace de reconfiguration des rapports de pouvoir dialogiques favorisant un double processus émancipateur — l’empowerment des acteurs affaiblis et le disempowerment des acteurs forts — qui crée les conditions d’une alliance par le retournement des conflits vers l’institution.

Le chapitre 6 étudie la campagne politique « Quelle école pour la société ? », qui a articulé une dimension délibérative (entre enseignants et leurs représentants syndicaux, responsables associatifs, parents d’élèves et militants quart monde) et une dimension agonistique de lobbying politique visant les organes exécutifs et législatifs français. Cette campagne est présentée comme un dispositif de coconstruction d’une enquête sociale au sens de John Dewey14 visant la redéfinition du problème public de l’exclusion scolaire à partir du savoir des personnes concernées. L’analyse des effets internes et externes montre alors l’intérêt et les limites d’une telle démarche.

Le chapitre 7 propose une montée en généralité autour de l’évolution de la culture organisationnelle d’ATD Quart Monde à travers l’analyse de ses points d’inflexion. Un processus d’apprentissage collectif diffus est favorisé par la diffusion des enseignements des expérimentations démocratiques radicales déployées depuis les années 2000, à l’instar des pratiques de croisement des savoirs ou encore de certains groupes locaux comme celui de Montréal, mais aussi par les pressions d’une lutte interne contre le plafond de verre des militants quart monde. Tout ceci favorise un processus de démocratisation interne pour l’organisation et un processus de « conscientisation permanente »15 pour les militants quart monde qui en bénéficient.

Pour conclure, l’exemple d’ATD Quart Monde permet d’esquisser les contours d’un idéaltype de démocratie inclusive à trois niveaux. Le premier consiste en une phase d’exit collectif dans un « contre-public subalterne »16 : les acteurs affaiblis se mettent à l’écart des pressions de la pensée dominante pour élaborer leurs opinions tout en s’engageant dans un processus d’empowerment. Celui-ci se poursuit dans un deuxième niveau : celui de la confrontation délibérative des « contres discours subalternes » avec les opinions d’acteurs forts (professionnels, élus, chercheurs, etc.) qui s’engagent, quant à eux, dans un processus de disempowerment. C’est un « public intermédiaire » 17 fondé sur la reconnaissance des différences qui se construit pouvant déboucher sur des propositions politiques alternatives à la pensée dominante. Enfin, ces dernières sont défendues dans des campagnes de publicisation par le lobbying politique et l’interpellation des pouvoirs publics.

 

Notes :

  1. Braconnier, C., Mayer, N. (dirs.), 2015, Les inaudibles : sociologie politique des précaires, Paris, Presses de Sciences Po.

  2. Gaxie D., 1978, Le cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil.

  3. 2013, L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, la Découverte.

  4. MATHIEU L., 2011, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Croquant.

  5. MOUCHARD D., 2009, « Expertise », dans FILLIEULE O., MATHIEU L., PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, p. 235-241.

  6. DOMMERGUES, P. (dir.), 1988, La société de partenariat. Economie, territoire et revitalisation régionale aux Etats-Unis et en France, Paris, AFNOR : Anthropos.

  7. HAAS P.M., 1992, « Epistemic communities and international policy coordination », International Organization, vol. 46, n°1, p. 1-35.

  8. Nom donné aux salarié·e·s d’ATD Quart Monde qui choisissent par engagement de reverser une partie de leur paie sous forme de don à l’association. Ces volontaires revendiquent une expertise spécifique sur la grande pauvreté́ provenant d’une relation de proximité́ forte avec les personnes concernées.

  9. La notion pragmatique d’ « acteurs affaiblis » est proposée par Jean-Paul Payet, Frederic Giuliani et Denis Laforgue, La voix des acteurs faibles de l’indignité́ à la reconnaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. Elle permet de mettre en exergue les capacités d’action dont disposent les individus pour s’émanciper de situations d’affaiblissement économique et sociale.

  10. FARRO A., 2000, Les mouvements sociaux : diversité, action collective et globalisation, Montréal, Presses Universitaires de Montréal.

  11. Scott J.C., 2008, La domination et les arts de la résistance, Paris, Amsterdam.

  12. YOUNG I.M., 2000, Inclusion and democracy, Oxford University Press.

  13. GOFFMAN E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit.

  14. 2010, Le public et ses problèmes, Paris, Folio.

  15. ROBERTS P., 1996, « Rethinking conscientisation », Journal of Philosophy of Education, vol. 30, n°2, p. 179–196.

  16. FRASER N., 2003, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », dans RENAULT E., SINTOMER Y. (dirs.), Où en est la théorie critique ?, Paris, la Découverte, p. 103-134.

  17. CARREL M., 2013, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon, ENS éditions.

 

Thèse soutenue à l'Université Lumière Lyon 2 le 28 mai 2019 devant le jury ci-dessous.

 

Jury :

  • Marie-Hélène Bacqué, professeure à l'université Paris 10, rapporteure
  • Loïc Blondiaux, professeur à l'université Paris 1, président
  • Marion Carrel, maîtresse de conférences, université Lille 3, rapporteure
  • Eric Charmes, directeur de recherches, ENTPE, co-directeur de la thèse
  • Anaïk Purenne, chargée de recherches, ENTPE, co-directrice de la thèse
  • Deean White, professeur à l'université de Montréal