Conflits environnementaux en territoire industriel : réappropriation territoriale et émergence d'une justice environnementale

OSADTCHY Clara, Conflits environnementaux en territoire industriel : réappropriation territoriale et émergence d'une justice environnementale, thèse pour le doctorat de géographie, Université du Maine, 2015

 

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Résumé

Il n'est pas un jour sans que ne soit médiatisé un nouveau confit lié à l'exploitation des ressources naturelles, à l'aménagement du territoire ou à des problèmes sanitaires et de pollution. Les confits portant sur la méga-décharge d’Agbogbloshie au Ghana, contre une mine de bauxite en Inde, contre un barrage hydroélectrique en Autriche, la ligne à grande vitesse entre Bordeaux et l'Espagne, l'Éco-Vallée à Nice : tous font référence, à la fois à la multiplication de la conflictualité dans les territoires, à l'intégration sociale des préoccupations environnementales et contribuent à la popularisation de la notion de justice environnementale qui s'exprime comme un nouveau mode revendicatif basé sur la dénonciation d'injustices environnementales et sociales, ethniquement marquées ou non. Ces dernières années, les confits territoriaux portant sur l'aménagement et l'environnement ont été particulièrement médiatisés en France, en particulier ceux liés à l'opposition à la construction de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) et au barrage de Sivens (Tarn), constituant des nouveaux mouvements de contestation écologique matérialisés au travers des ZAD, occupées par des nébuleuses de groupes sociaux se revendiquant de formes de luttes alternatives. D'autres confits locaux, plus discrets, voient le jour et se multiplient depuis les années 1960, liés aux mutations de l'occupation de l'espace de tout type. L'aménagement du territoire est devenu un enjeu politique majeur du fait des difficultés des projets à voir le jour face à des dynamiques d'opposition locale diverses. Leur étude par les sciences humaines représente un champ riche qui s'est amplifié depuis les années 1970.

Peu de travaux portent sur les confits dans les territoires industrialo-portuaires. Ces territoires constituent pourtant des territoires industriels à part, objets de tensions très fortes, locales, régionales, nationales et mondiales ; ce sont des espaces particulièrement concernés par les questions du partage des usages de l'espace qui participent à observer des conflits récurrents, dans un contexte de regain industriel atypique en France. Les territoires portuaires sont de plus des acteurs territoriaux singuliers qui cherchent à s'inscrire dans des processus de reterritorialisation qu'il convient d'interroger.

Cette thèse a pour objectif d'étudier les significations socio-spatiales de plusieurs dynamiques conflictuelles relatives à l'aménagement et à l'environnement en territoire fortement industrialisé. L'analyse porte sur les raisons et la genèse de mobilisations d'habitants et d'acteurs à l'œuvre depuis les années 2000 autour de l'étang de Berre et du golfe de Fos (Bouches-du-Rhône), territoire en partie annexé pour les besoins du port autonome de Marseille depuis un siècle. Les confits sont ici vus comme des analyseurs sociaux, révélateurs des territoires, des sociétés qui les composent et des tensions qui traversent leurs relations. Leur analyse se décline en l’étude de l’émergence des antagonismes (historique, représentations sociales en jeu), des formes d’expression des oppositions (registres discursifs et stratégiques), des dimensions spatiales et multiscalaires des mobilisations (inscription territoriale, champs d'action, alliances) et des modes de régulation (négociation, concertation, arbitrages, etc.) dans le temps et dans l’espace. Cette recherche contribue à la compréhension de l'avènement d'une conflictualité dans l'aménagement du territoire, résultat d'un contexte national : crise du modèle français, mise en cause croissante du mode de conduite des affaires publiques et de la notion d'intérêt général, décentralisation des légitimités et apparition de l'environnement comme préoccupation sociétale et politique croissante. Les grands questionnements de la recherche sont les suivants : Pourquoi et comment des confits portant sur l'aménagement et l'environnement peuvent-ils prendre forme en territoire industriel ? Quels sont les mécanismes de concernement et de mobilisation des habitants et les dynamiques favorisant l'entrée en confit ? Quels arguments et quelles stratégies mettent-elles en œuvre pour intégrer l'espace public ? Les confits peuvent-ils mettre en évidence des asymétries, des inégalités, des phénomènes territoriaux qui s'expriment sur les plans sociaux-spatiaux au travers de ces confits ? Comment s'articule l'intervention de politiques de démocratie environnementale et de la participation institutionnalisée avec ces confits et quelle en est la portée ? La méthode employée dans cette recherche est qualitative et procède d'une démarche inductive et constructiviste. Elle s'appuie sur des sources et données de nature diverse : corpus de plus de 300 documents produits par les différents acteurs locaux, sur une période allant de 1994 à 2014 ; revue de presse régionale et locale ; entretiens semi-directifs (au nombre de 41) et observation non-participante à des évènements, réalisés entre 2010 et 2012.

La première partie de cette thèse montre que l'approche de ces confits par la notion de risque apparaît comme un cadre d'analyse pertinent pour aborder l'étude des confits portant sur l'environnement industriel. Ces confits se distinguent des autres confits territoriaux car ils sont caractérisés par l'existence territoriale de risques industriels qui sont à la fois matérialité et construits sociaux. Ce qui permet de donner du sens à l'analyse des confits s'y déroulant est en effet la prise en compte des spécificités des territoires industriels : existence d'inégalités environnementales, processus de disqualification sociale et environnementale, construction sociale des risques, politiques de gestion des risques et action publique de sécurité industrielle tournée vers la maîtrise de l'urbanisation, existence d'arènes de débat institutionnalisées ou sauvages. La seconde partie met en évidence l'influence majeure de l'industrie sur l'identité du territoire de l'étang de Berre et du golfe de Fos. Depuis le début du 20esiècle, le territoire s'est en effet développé pour les besoins du port de Marseille ; le développement industriel a dès lors largement façonné le paysage, l'aménagement et l'urbanisme. L'étude diachronique de la place prise par la notion d'environnement permet de situer la construction socio-politique des problèmes d'environnement à partir des années 1960, intrinsèquement liée à l'industrialisation de l'étang de Berre puis du golfe de Fos. En nommant les externalités négatives du développement industriel, des coalitions d'acteurs locaux ont forgé leur propre définition du terme de pollution, recouvrant à la fois des matérialités physiques et la critique du bouleversement des modes de vie locaux et du territoire vécu. Ces mobilisations ont permis de fédérer des habitants, des professionnels, des syndicats, des élus, des collectifs de mouvance écologiste dans un même mouvement de dénonciation et de revendication. Il est apparu qu'à l'apogée de cette contestation ont succédé, à partir de 1972, des réformes publiques successives reconnaissant la nécessité d'une régulation coordonnée et objectivée de l'activité industrielle et de ses externalités. La troisième partie de cette recherche propose une visite guidée de la conflictualité née sur le golfe de Fos, puis à La Mède (étang de Berre) entre les années 2000 et 2010, autour des projets d'implantation d'un incinérateur, de plusieurs terminaux gaziers et de la mise en œuvre d'un plan d'urbanisme (le plan de prévention des risques technologiques d'une raffinerie). Ce volet exploitant le matériau empirique constitue un apport à la compréhension de l'émergence, de la structuration et de la dynamique des confits portant sur l'environnement et l'aménagement industriel du golfe de Fos et de l'étang de Berre. Nous distinguons et analysons différentes notions qui s'entendent comme des séquences dans l'étude de ces confits : le concernement (activation des publics), la mobilisation (objet, structuration, registres discursifs) et le confit (dynamique relationnelles entre acteurs, trajectoire des projets contestés). Nous mettons en évidence la portée institutionnelle de ces confits (ouverture au public, amélioration environnementale, intégration territoriale des projets portuaires). Il apparaît que ces mobilisations d'habitants et d'élus sont des espaces de légitimation locale et de réappropriation territoriale, et que les mécanismes de montée en généralité observés participent à la reformulation de l'intérêt général.

Thèse soutenue au laboratoire Espaces et Sociétés (ESO-Le Mans) de l'Université Nantes Angers Le Mans, le 6 juillet 2015, devant le jury :

Membres du Jury :

  • Jacques CHEVALIER, Professeur, Université du Maine, directeur de thèse
  • Cyria EMELIANOFF, Professeur, Université du Maine, directrice de thèse
  • Guy BAUDELLE, Professeur, Université de Rennes 2, rapporteur
  • Philippe SUBRA, Professeur, Université Paris 8, rapporteur
  • Patrice MELÉ, Professeur, Université François Rabelais, président du jury
  • Emmanuel MARTINAIS, Chargé de Recherche, École nationale des travaux publics de l'État, examinateur