Arts de la performance. Pratiques théâtrales. Engagement citoyen

Depuis les expérimentations dans l’espace public à des fins sociales et militantes du groupe d’Augusto Boal, Le théâtre de l’Opprimé, pléthores de formes ou d’expressions théâtrales ont vu le jour à l’échelle internationale. Ainsi, des groupes de théâtre à visée sociale et éducative se sont constitués pour procéder à des missions d’éducation et de résolution de conflits via la médiation artistique.

Par exemple, le Jana Sanskriti, une émanation du Théâtre de l’Opprimé au Bengale Occidental, utilise les outils et les méthodes d’Augusto Boal en y mêlant des éléments d’arts du spectacle issus de la culture locale (C. Poutot, 2015). En Inde, des campagnes d’information et de sensibilisation via les spectacles de rue, Nukkad Natak, sont très répandues. Au Népal, les relais de l’association Karuna-Shechen ont récemment organisé de nombreux spectacles de rue après avoir formé des acteurs locaux, sur le thème du trafic d’êtres humains, lequel s’est amplifié suite aux tremblements de terre de 2015. Dans les villages de Hokse et de Charity, plus de 300 personnes ont assisté à ces représentations de 60 minutes, un véritable succès selon les associations. D’autres spectacles à visée sanitaire, notamment sur les questions de santé féminine - qui s’accompagnent souvent d’un fort sentiment de honte et de tabou - comme ceux organisés par le Community Family Welfare Association – CFWA utilisent également le théâtre de rue pour informer les mères, les femmes enceintes et l’ensemble des villageois sur le prolapsus utérin, une maladie grave qui touche l’appareil reproducteur féminin. Dans d’autres régions himalayennes comme au Bhoutan, ce sont les performances masquées des atsaras, des personnages bouffons sacrés présents lors des festivals de danses bouddhiques, qui promeuvent l’utilisation des préservatifs grâce à leur marotte figurée par un phallus en bois. Plus proche de nous en France, de nouvelles formes de théâtre de rue, participatif et engagé, sont apparues, comme, par exemple, avec le mouvement « Nuit Debout ». D’autres formes de théâtre constituées des petites pièces courtes et nomades, comme « Point d’interrogation » écrit par Stefano Massini et mis en scène par Irina Brook pour quatre acteurs de 20 ans, passent au crible les problèmes climatiques, l’alimentation, le monde virtuel, la publicité, la politique, les malentendus culturels, etc. et invitent les spectateurs à la réflexion et au débat en se produisant au sein de l’association Emmaüs, dans les écoles ou les jardins publics niçois.

Animés par des préoccupations sociales ou sanitaires et une volonté d’engagement politique en faveur des populations, ces groupes, associations ou compagnies proposent des modèles esthétiques destinées à faire agir, réagir, ou interagir les spectateurs présents en réinvestissant l’espace public.

Cette journée d’études souhaite amorcer une réflexion sur les arts de la performance, la représentation théâtrale et la médiation artistique comme outil social, politique, sanitaire ou militant à l’adresse de populations démunies (pauvres, analphabétisée), opprimées (femmes, communautés LGBT ou soumises à des conflits religieux ou identitaires) ou en situation de grandes difficultés (guerres, migrations). Nous nous interrogerons en particulier sur les processus de création et les savoir-faire de ces groupes associatifs, religieux, artistiques ou militants ; la circulation des pédagogies et des esthétiques théâtrales (Théâtre de l’Opprimé, Tiers-Théâtre d’Eugenio Barba et de l’Odin Teatret, etc..) ; sur la question de la réception des spectateurs/acteurs, spect’acteurs, et enfin sur la recherche d’efficacité réelle ou supposée de telles formes. Nous nous fonderons sur des exemples observés à l’échelle mondiale et locale (milieux associatifs, théâtres engagés ou militant, expériences pédagogiques, etc…).

Fidèle à sa vocation transdisciplinaire l’ethnoscénologie convoquera, à travers cette thématique, des disciplines telles que les études théâtrales ou en arts du spectacle, les sciences de l’éducation, l’ethnologie, l’anthropologie des mondes contemporains, la sociologie, les sciences politiques, la communication, les études littéraires, etc. Cette rencontre poursuit celle entamée cette année en mars 2017 avec l’équipe du TNN et ses invités, sur « les migrants et la création théâtrale ».

Programme de la journée

10h Introduction : Nathalie Gauthard, Professeur en Ethnoscénologie - Études théâtrales, LIRCES

  • 10h15 Amos Fergombé, Professeur des arts du spectacle à l’Université d'Artois - Praxis et esthétique des arts - Textes et Culture EA 4028 : Heurs et malheurs du théâtre citoyen

Il s'agira dans cette contribution d'examiner quelques expériences initiées sur le théâtre valenciennois dans une perspective de formation du citoyen. Comment l'art, envisagé comme levier du territoire, se heurte à des soubresauts politiques mais aussi à la difficulté d'une adresse à la population ? Tout en convoquant des écrits d'artistes et penseurs de l'art, nous nous intéresserons aux heurs qui animent ces démarches volontaristes tout en les confrontant aux impasses d'un forme destinée à éclairer le citoyen.  

  • 11h00 Gilberto Icle, Professeur à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul, CNPq (Conseil National de Développement Scientifique et Technologique) Brésil : Les fonctions de la Pédagogie Théâtrale dans le Brésil contemporain

Cette intervention a pour objectif de présenter la Pédagogie Théâtrale en tant que dispositif à partir duquel différentes modalités de performance émergent dans le contexte de l’Education, des Arts et des Mouvements Sociaux dans le Brésil d’aujourd’hui. A cet effet, seront décrits, d’une part, le système brésilien de formation en Etudes Supérieures d’artistes et d’enseignants et, d’autre part, les modalités de travail pour ces professionnels. A partir de cette perspective, nous chercherons à comprendre quelques-unes des implications politiques et sociales de la Pédagogie Théâtrale dans ce contexte et comment elle est en train de se diversifier pour répondre aux demandes d’une société de plus en plus complexe et paradoxale.

  • 11h45 Olivier Neveux, Olivier Neveux, Professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, IHRIM - ENS de Lyon : « Théâtre social » :  enjeux politiques

A partir d'exemples historiques ou contemporains, il s'agira de réfléchir aux enjeux politiques que suggère la catégorie de "théâtre social". Comment ce théâtre, dans la variété de ses manifestations (performances, spectacles, etc.) et des conjonctures, déplace ou interpelle le "théâtre politique ». Que produit-il - ou ne produit-il pas - au sein de la "politique" ?

En effet, sauf à dissoudre la politique dans le social, c'est à partir de la discordance de l'une et de l'autre, de leur irréductibilité, que peut se penser l'apport propre — mais aussi les limites — de ces propositions d'intervention artistique.

12h30 – Intermède théâtral – Étudiants de la licence et du master Arts du spectacle – théâtre.

13h Déjeuner

  • 14h30 La troupe des Eclaireurs mis en scène par Irina Brook du Théâtre National de Nice : « Point d’interrogation », retours d’expériences.

Extrait joué et discussion sur la pièce itinérante (et militante) « Point d’interrogation » écrit par Stefano Massini, traduite et mis en scène par Irina Brook.

  • 15h30 Clément Poutot, Docteur en sociologie, Chercheur associé au CERReV (EA 3918), Université Caen Normandie et chercheur associé au projet Autoritas, Université Paris Sciences et Lettres : Informer et transformer le quotidien sur scène. Questionnement sur la nécessaire explication.

« Il n’est pas d’art nouveau sans objectif nouveau. L’objectif nouveau, c’est la pédagogie » (Brecht, 1963, p. 195). Parfois éloigné des conceptions brechtiennes de la pédagogie, depuis plusieurs années, le théâtre est utilisé à des fins didactiques dans ce qu’on a tendance à regrouper sous l’appellation theatre for development ou d’applied theater (Nicholson, 2005; Prentki et Preston, 2009). Le théâtre est alors convoqué pour assurer des objectifs parfois diamétralement opposés : une mission éducative, une médiation pour résoudre un conflit ou pour insuffler des transformations dans les modes de vie. Avant d’interroger la manière sont reçus ces messages, il importe de s’interroger sur le contenu de ces derniers et sur la forme didactique qu’ils empruntent. Pour cela, nous proposons de comparer deux représentations du Jana Sanskriti, Shonar meye et Chass – l’une traitant du système de dot, l’autre de la « révolution verte –, afin d’analyser le contenu pédagogique de ces représentations.

Après une présentation succincte du processus de création mis en place par ce groupe (Ganguly, 2016) implanté au Bengale-Occidental, nous comparerons ces deux représentations en interrogeant leur contenu explicatif pour interroger au final les savoir-faire que cherche à proposer ce théâtre inspirer du Théâtre de l’opprimé.

  • 16h Thomas Cepitelli, chercheur au CTEL (EA6307), Docteur en littératures comparées (université Lyon-III-Jean-Moulin), ATER section théâtre (université Nice-Sophia Antipolis) : Place des Mythos de Catherine Regula : un projet (théâtral) de lutte contre les discriminations

Si nombre de pièces de théâtre continuent de véhiculer des clichés et des stéréotypes liées à l’orientation sexuelle et amoureuse, force est de constater que plus souvent qu’auparavant, elles les travaillent plus qu’elles ne les utilisent. Il nous semble que c’est là, aujourd’hui, l’enjeu d’une étude de la présence des homosexualités sur les scènes des théâtres. En transformant les clichés ou en s’en servant et en les revendiquant comme tels, les dramaturgies contemporaines évoquant le sujet des orientations sexuelles et amoureuses LGBTQI, semblent dorénavant, porter en elles toutes les variétés d’un groupe social en pleine mutation. La présence de personnages queer en est un des marqueurs. Dans la même veine, la lutte contre les discriminations liées aux genres et à l’orientation sexuelle a vu naître nombre de projets artistiques. C’est le cas par exemple de Catherine Regula et sa Place des Mythos, où elle a fait créer, par les élèves de son atelier de théâtre à la Maison de la Culture de Ris Orangis, une pièce sur le sujet de l’homosexualité et l’homophobie dans les cités. Il arrive régulièrement que les représentations soient perturbées par les adolescent-e-s qui y assistent, les jeunes spectateurs se sentant mal à l’aise face au personnage homosexuel de Kader.

Nous nous proposons d’étudier ici cette création en nous interrogeant à la fois sur son processus de création participatif (écriture collective, répartitions des personnages) et sur les modalités d’interprétation par les publics.

  • 16h30 Jérôme Dubois, Maître de conférences en ethnoscénologie, Université de Paris 8 : Théâtre en prison et citoyenneté.

La citoyenneté peut être définie de façon liminaire comme la capacité à être en groupe et à y prendre part en respectant des règles explicites et tacites qui permettent de vivre ensemble et d’agir en vue d’une action commune ou à destination du groupe plus ou moins défini, chemin faisant de créer un espace d’expression dont la valeur affecte qualitativement ma relation à l’autre d’un lien potentiel d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance qui fait société. Georg Simmel considéra ainsi que l’objet sociologique prend forme à partir de deux personnes et nous pouvons penser que la relation qui, selon Jerzy Grotowski, définit anthropologiquement le théâtre par ce qui se passe entre l’acteur et le spectateur appelle d’emblée un engagement qui interpelle la citoyenneté de chacun. Certains artistes se réclament de cet engagement, d’autres non. Il n’en reste pas moins que toute activité du théâtre en prison exige cet engagement non seulement de la part des artistes mais du public de détenus participant aux ateliers. En nous reportant à une dizaine d’expériences aux protocoles divers, nous verrons comment la pratique théâtrale déploie un espace potentiel de citoyenneté en milieu carcéral en France et à l’étranger, en nous intéressant à ses enjeux, ses modalités et ses limites.

17h Discussion générale et intermède théâtral (deuxième partie) par les étudiants de licence 3 et du master théâtre.

18h00 Clôture de la journée d’étude

Organisation

Cette journée d’études est organisée par le professeur Nathalie Gauthard de l’université de Nice Sophia Antipolis, Membre de l’université Côte d’Azur, laboratoire de recherche LIRCES.

Avec

  • Gilberto Icle, Professeur, Université Rio Grande do Sul, Brésil
  • Amos Fergombe, Professeur des arts du spectacle à l’Université d'Artois, Praxis et esthétique des arts - Textes et Culture EA 4028
  • Olivier Neveux, Professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, IHRIM - ENS de Lyon
  • Jérome Dubois, Maître de conférences en ethnoscénologie, Université Paris 8
  • Clément Poutot, Dr en sociologie, Chercheur associé au CERReV (EA 3918), Université Caen Normandie.
  • Thomas Cepitelli, Dr en littérature comparée, chercheur au CTEL (EA6307), Université de Nice Sophia-Antipolis.
  • Les Éclaireurs dirigés par Irina Brook, metteur en scène et directrice du Théâtre National de Nice.
  • Les étudiants de licence et master Arts du spectacle- Théâtre de l’Université de Nice.
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