L’acteur-réseau sous l’emprise du management par projet

L’acteur-réseau sous l’emprise du management par projet.
Quand la figure du « harcèlement managérial » menace les mondes de la recherche

Un article de Francis Chateauraynaud (GSPR / EHESS) sur le carnet de recherche "Politiques de la science"

 

Il est devenu presque banal de dire que les sociétés occidentales sont traversées par une « nouvelle crise du travail » (Hatzfeld, 2011). Touchant de nombreux secteurs d’activité, cette crise révèle les limites des formes d’organisation en réseau qui ont succédé au modèle fordien, après ce qu’il est convenu d’appeler les « trente glorieuses » (Veltz, 2000 ; Boltanski et Chiapello, 1999). Au vu des tensions, des malaises et des conflits que renvoient chaque jour les milieux de travail dans l’espace public, y compris, depuis la fin des années 1990, un monde jusqu’alors protégé comme celui des cadres (Dupuy, 2005), la joyeuse figure d’enrôlement des acteurs dans un monde connexionniste, porteur d’un « nouvel esprit du capitalisme » a fait long feu. Attribuée à l’extension du « modèle néolibéral » qui crée un double système de contraintes en liant une mise en compétition généralisée à la montée en puissance des dispositifs d’évaluation et de normalisation des conduites (Pellizzoni, 2012), la crise s’est surtout manifestée par deux phénomènes qui ne se recouvrent que partiellement : d’un côté une multiplication des signaux d’alerte à partir d’affaires de « harcèlement » et de la publicisation d’indicateurs de « stress » et de « souffrance au travail », dont la portée a encore été accrue, en France, par le surgissement public de suicides en série ; de l’autre des mouvements de protestation inédits, donnant aux actions collectives une tonalité radicale sans que celles-ci ne parviennent à transformer les rapports de force et de légitimité autour des nouveaux dispositifs organisationnels ou gestionnaires.

Dans cette courte contribution, je vais d’abord revenir sur l’étrange casuistique produite par les acteurs eux-mêmes en examinant le rapprochement de trois séries empiriques : les études cliniques, aujourd’hui nombreuses, qui rendent visibles les différents aspects des « pathologies » du travail ; la fabrique d’une nouvelle classe de risques, qualifiés de « psycho-sociaux », assez problématiques dans leur constitution même ; et l’apparition de nouveaux appuis critiques, encore en gestation et qui devraient conduire, en démocratie, à des échanges continus entre une multitude de causes, qui s’incarnent dans une pluralité d’actes de résistance, et des contre-pouvoirs organisés capables de peser dans les rapports de forces politiques. Rapprocher ces éléments suppose une alliance entre une sociologie du travail attentive aux formes de l’expérience, une sociologie des alertes publiques et une pragmatique des causes collectives. Ces dernières années, des porteurs de cause, dont font aussi partie les sciences sociales, ont œuvré à combler le fossé, encore profond, entre les épreuves individuelles ou locales, se déployant dans des micro-mondes, et les actions collectives capables de changer le mode d’existence publique des expériences alternatives de l’activité professionnelle.

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