Tous debout ! Critiques et régénération des cadres démocratiques de l’action collective

Appel à communications Revue « Sciences & actions Sociales » n°7 avant le 31 janvier 2017.

C’est le propre des mouvements sociaux et des mobilisations collectives que d’être ancrés dans des configurations socio-économiques, culturelles et politiques, et de fait, d’en constituer à la fois les révélateurs et les acteurs historiques. Le diagnostic généralement partagé d’un espace fragmenté et kaléidoscopique des mouvements sociaux, tant au regard de la diversité des causes et des organisations, des logiques d’action à l’œuvre, de l’intermittence des engagements et des coalitions, qu’en raison de la multiplicité des échelles du micro-local au transnational, peut conforter l’idée que toute quête d’unité est vaine, ou prend le risque d’effets de réduction dommageables. Le projet tourainien (Touraine, 1978) consistant à identifier le mouvement social central et structurant d’un système d’action historique a pu être discuté sous cet angle et jugé par trop exigeant. Pourtant, la recherche d’unité, doublée d’une perspective socio-historique, reste une ambition fort éclairante. Qu’il s’agisse, comme le fait Julien Pieret (2015), de s’interroger sur l’opportunité d’analyser en termes de mouvement social la multiplication des combats qui ont pour cadre interprétatif celui de la défense des droits humains ou encore, comme l’initie Lilian Mathieu (2007), d’envisager « l’espace des mouvements sociaux » comme un univers de pratiques et de sens, forgeant des compétences spécialisées, partagées par les militants, l’horizon est toujours d’interroger la signification et la portée des actions protestataires qui travaillent les sociétés.

Cet appel à communications se propose donc d’explorer ce qui, par-delà la variété des causes et des acteurs collectifs mobilisés, apparaît comme une interpellation commune aux mouvements sociaux contemporains : la question démocratique. Enoncé de la sorte, cela n’a bien sûr rien d’inédit. Déjà – et pour s’en tenir à une histoire récente-, les Nouveaux mouvements sociaux des années 60-70 considéraient que « la forme la plus grave de gaspillage (était) l’absence de participation aux décisions[1]. » Le regain de conflictualité des années 1990 s’est accompagné de cette même critique, toutes mobilisations confondues. C’est le cas notamment des mouvements de « sans » en référence aux catégories vulnérables et socialement disqualifiées que constituaient les collectifs de chômeurs, de sans-papiers ou de sans-logement mobilisés. Ces derniers débordaient les formes traditionnelles de contestation portées par les corps intermédiaires. Construits autour d’un registre moral, valorisant la mobilisation des plus faibles sur la base d’un renforcement des droits sociaux (droit à l’emploi, au revenu, au logement, à la santé, etc.) (Martin et Pouchadon, 2000 ; Chabanet, Dufour, Royall, 2011), ces mouvements questionnaient – et questionnent encore - dans un même geste les cadres démocratiques, mêlant à leurs répertoires de mobilisation spécifiques (réquisitions d’emploi, de nourriture, marches, opérations transports gratuits, grèves de la faim) des revendications en termes de représentation et de participation démocratique (Siméant 1998, Péchu 2006). Les mouvements altermondialistes des années 2000 ont, à leur tour, redimensionné les formes de la lutte collective avec une transnationalisation des actions et donc des scènes d’interpellation (ainsi que la mise en réseaux des collectifs mobilisés, l’utilisation accrue des ressources numériques) (Sommier, 2003 ; Fillieule, Agrikolansky, Sommier, 2010 ; Pleyers, 2010). Se portant à l’échelle de la gouvernance globale, ces mouvements ont dénoncé les effets du capitalisme mondial tout en misant sur une réappropriation, par les acteurs mobilisés eux-mêmes, de cadres démocratiques plus participatifs et plus délibératifs (Della Porta, 2013). Dans leur sillon, le mouvement des « Indignés », comme le mouvement « Occupy Wall Street », ou encore Nuit Debout ont réactivé ces logiques citoyennes de regroupement protestataire, en retenant là encore des principes internes de démocratie directe (participation à la délibération, prise de décision au consensus, etc.), (Nez, 2012). Avec pour enjeu, à l’instar de Nuit Debout, d’inventer des formes de partage, de débat et d’action permettant de se réapproprier les questions sociales et politiques contemporaines (Brustier, 2016).

Cette interpellation critique des cadres démocratiques par les mouvements sociaux s’inscrit dans l’histoire longue de la démocratie. Et c’est bien le propre de la démocratie que de produire, en continu, sa propre critique. Mais l’attention mérite d’être portée sur cette dimension des mouvements sociaux au regard de deux éléments de contexte qui pour le moins interrogent. D’une part, après près de 30 ans d’introduction de la thématique participative dans le cadre législatif et réglementaire, d’une multiplication de dispositifs et d’instances délibératives d’un genre nouveau (conférences de citoyens, jury citoyens, budgets participatifs, etc.), et ce dans la quasi-totalité des secteurs de l’intervention publique, force est de constater que la conflictualité sociale ne faiblit pas. Elle reste même particulièrement aigüe là où l’offre publique de participation est pourtant significative : en matière de protection de l’environnement et de politiques d’aménagement. La défiance critique des citoyens à l’égard des institutions se maintient, voire s’accroît, et les mobilisations collectives ont bien toujours pour cible les cadres de régulation démocratique. Les limites et le caractère subalterne des dispositifs participatifs (Blatrix, 2009 ; Gourgue, 2013 ; Rui, 2016), la frustration générée par la difficulté à ouvrir des scènes de débat là où pourtant les décisions affectent profondément la vie des gens (Carrel et Rosenberg, 2011), la portée pour le moins limitée en termes de transformation sociale et politique (Blondiaux, 2008) peuvent expliquer que l’offre publique de participation n’épuise pas les besoins d’expression d’une contre-démocratie (Rosanvallon, 2006). On peut aussi retenir une hypothèse quelque peu inverse : l’offre publique de participation a pu dans le même temps constituer une ressource d’apprentissage et de légitimation des compétences critiques à l’égard des cadres démocratiques.

D’autre part, à une lecture un peu rapide qui suggèrerait le développement de dynamiques citoyennes pleinement affranchies des organisations traditionnelles (partis, associations, syndicats) et ciblant de leur critique ces mêmes organisations, on y retrouve des militants dont les circulations entre les organisations traditionnelles, les mobilisations citoyennes, les dispositifs participatifs et les arènes institutionnelles, paraissent décisives dans le déploiement de la critique démocratique tout comme dans le renouvellement des cadres et des méthodes d’interpellation, de délibération et d’action. De fait, les frontières entre répertoires d’action conventionnels et non-conventionnels - déjà largement entamées -, tout comme entre société civile organisée et citoyens, entre anciennes et nouvelles figures militantes, entre méthodes activistes et ingénierie participative semblent toujours plus poreuses. Partis et syndicats sont gagnés par une « mouvementisation » à la fois plus soucieux de démocratisation interne et de renouvellement de leur rôle d’intermédiation (comme le révèle l’instauration des primaires) (Olivier, 2003), et puisant dans les répertoires activistes et participatifs, et se « ressourçant » par le frottement à leurs bases sociales respectives. De leurs côtés, les mouvements sociaux innovent, recyclent, institutionnalisent des méthodes, que l’on retrouve au sein des organisations traditionnelles tout comme elles sont acclimatées aux dispositifs institutionnels de participation. Le tout dans un processus de réflexivité démocratique continue, qui trouve désormais des ressources démultipliées dans l’espace numérique.

Aussi, l’enjeu de cet appel à communication est de réunir des textes qui portant sur des mouvements et des mobilisations collectives de différents factures et autour de causes elles-mêmes diverses, permettraient d’éclairer la façon dont ces mouvements interrogent et renouvellent les cadres démocratiques tant dans leurs principes que dans les méthodes et processus de délibération, d’interpellation et d’action. Plusieurs axes d’interrogation sont retenus :

Axe1. La question démocratique, au cœur des mobilisations collectives

Quelle place les acteurs des mobilisations collectives accordent-ils à la question démocratique ? Comment cette question s’articule-t-elle aux causes défendues ? En quoi, et au nom de quoi, les cadres démocratiques sont-ils mis en cause ? La critique génère-t-elle des principes alternatifs ? Lesquels et jusqu’où sont-ils partagés ? Les registres participatifs et délibératifs sont-ils les seuls à mêmes de réinterroger les cadres de l’action, le fonctionnement des organisations, les rapports de pouvoir ? Les travaux à dimension comparatiste ou portant sur des mouvements transnationaux pourront être l’occasion d’interroger la façon dont la question démocratique est travaillée selon des lignes communes et des spécificités aux configurations nationales explorées et/ou aux types de mobilisations observées.

Axe 2. Méthodes activistes et ingénierie démocratique

Comment la critique démocratique se traduit-elle dans les méthodes d’organisation, de délibération, d’interpellation et d’action retenues par les mouvements sociaux ? Qu’il s’agisse des règles et des techniques de débat, des répertoires d’action, des modalités de prise de décision etc. , observe-t-on un renouvellement des méthodes et des pratiques activistes ? Au fond, comment s’opèrent les expérimentations démocratiques et en quoi sont-elles porteuses d’innovation ? S’il convient, en suivant Rosanvallon (2006, p. 312), de définir la démocratie par « ses travaux » orientés vers « la production d’un monde lisible, la symbolique du pouvoir collectif et la mise à l’épreuve des différences sociales », en quoi ces méthodes  contribuent-elles de façon inédite à élaborer les règles de la vie collective ou encore à produire un langage mieux ajusté à l’expérience individuelle et collective, et donc capable de les décrire et d’avoir prise sur elles (Pleyers et Capitaine, 2016) ? Quels sont les effets politiques de cette ingénierie démocratique parfois vilipendée pour son potentiel de dépolitisation ? Il sera par ailleurs utile de s’intéresser aussi à la formalisation  de - et la formation à - ces méthodes ? Comment les acteurs impliqués dans les mouvements y sont-ils socialisés ?

Axe 3. Circulations et sources d’inspiration

Par quelles voies et par quels canaux militants les propositions alternatives tant sur les principes que sur les méthodes circulent-elles ? Qui inspire qui, des mouvements sociaux aux organisations traditionnelles, des artisans de la participation aux militants ? Quels sont les acteurs qui paraissent décisifs dans l’innovation et la diffusion d’une ingénierie démocratique ? Avec quelle portée ? Quels sont aujourd’hui les « mouvements sociaux de référence » (Mathieu, 2007) et comment s’opère « l’hybridation » (Brustier, 2016) dont sont porteuses certaines mobilisations contemporaines ? Ce point pourra, par ailleurs, s’intéresser à l’influence des réseaux relationnels dans la circulation des idées et des conceptions renouvelées de l’esprit démocratique (Pette et Eloire, 2016).

[1] Alain Touraine, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, p.88.

Bibliographie

  • Blatrix C., « La démocratie participative en représentation », Sociétés contemporaines, 2009/1 (n°74), pp. 97-119.
  • Blondiaux L., Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Editions du Seuil, 2008
  • Brustier G., « Nuit debout, premier mouvement social postmarxiste ? », Le débat, 2016/4, (n°191), pp.76-88.
  • Carrel M, Rosenberg S., « Injonction de mixité sociale et écueils de l’action collective des délogés. Comparaison entre les années 1970 et 2000 », Géographie, Economie, Société, 2011/13, p. 119-133.
  • Chabanet D., Dufour P., Royall F., (dir), Les mobilisations sociales à l’épreuve du précariat, Presses de l’EHESP, 2011
  • Della Porta D., Can Democracy Be Saved ?, Polity Press, Cambridge, 2013.
  • Fillieule O., Agrikoliansky , I. Sommier (dir), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010
  • Gourgues G., Les politiques de démocratie participative, PUG, Grenoble, 2013.
  • Mathieu L., La démocratie protestataire, Presses de Sciences Politiques, Paris, 2011
  • Mathieu L., « L’espace des mouvements sociaux », Politix, 2007/1 (n°77), pp 131-151.
  • Martin P., Pouchadon M-L., « Les chômeurs et leurs droits. Itinéraire d’une mobilisation collective », Droit Social, N° 7/8, 2000, pp 744-752
  • Nez H., « Délibérer au sein d’un mouvement social. Ethnographie des assemblées des Indignés à Madrid », Participations, 2012/3, (n°4), pp. 79-102
  • Olivier L., « Ambigüités de la démocratisation partisane en France (PS, RPR, UMP) », Revue Française de Science Politique, 2003/5, p.761-790.
  • Péchu C., Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006
  • Pieret J., « Conclusion. Etudier les droits humains pour mieux comprendre les mouvements sociaux ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2015/2, Vol. 73, p. 167-188.
  • Pette M., Eloire F., « Pôles d’organisation et engagement dans l’espace de la cause des étrangers. L’apport de l’analyse des réseaux sociaux », Sociétés contemporaines, 2016/1 (n°101), pp. 5-35.
  • Pleyers G., Alter-Globalization : Becoming Actors in a Global Age, Polity Press, Cambridge, 2010.
  • Pleyers G., Capitaine Brieg., Alteractivisme : comprendre l’engagement des jeunes, Agora, n°73, 2016 (2), pp 50-59.
  • Rosanvallon P., La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
  • Rui S., « La société civile organisée et l’impératif participatif. Ambivalences et concurrence », Histoire, économie et société, 2016/1, pp 58-74
  • Siméant J., La cause des sans-papiers, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1998
  • Sommier I., Le renouveau des mouvements contestataires. A l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003
  • Touraine A., La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978
  • Touraine A., La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, p.88.
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Coordination scientifique
  • Marie-Laure Pouchadon (Chargée de recherche, IRTS Aquitaine - Talence, chercheur associé au Centre Emile Durkheim (CNRS - UMR 5116), Université de Bordeaux)
  • Sandrine Rui (MCF en sociologie, faculté de sociologie, chercheur au Centre Emile Durkheim (CNRS - UMR 5116), Université de Bordeaux)
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