Faire des économies démocratiques

Faire des économies démocratiques.
Quelles formes économiques pour un renouvellement des pratiques démocratiques à l’ère néo-libérale ?

Maïté Juan (Collège d’études mondiales, LISE) Catherine Neveu (IIAC-LACI, CNRS-EHESS) et Julien Talpin (CERAPS-CNRS, Université de Lille)  

Colloque, Paris 4-5 avril 2019

Les propositions de communication, de 5 000 signes maximum, indiquant vos nom et prénom et rattachement institutionnel, devront être déposées à l’adresse suivante avant le 31 janvier 2019 : ecodemo.sciencesconf.org

Si vous rencontrez un problème avec la plate-forme, ou pour un renseignement, vous pouvez contacter Maité Juan : maitejuan1@hotmail.fr

Comité scientifique

Marie-Hélène Bacqué, sociologue-urbaniste, LAVUE-Paris Nanterre Anne Bory, sociologue, Université de Lille, CLERSE Nicolas Duvoux, sociologue, Paris 8-CRESPPA Laurent Fraisse, socio-économiste, CNAM-LISE Bruno Frère, sociologue, Université de Liège – FNRS Isabelle Guérin, socio-économiste, IRD Maria Ines Fernandez Alvarez, anthropologue, UBA, Argentine Guillaume Gourgues, politiste, Université Lyon 2 Jean-Louis Laville, socio-économiste, CNAM-LISE Alice Mazeaud, politiste, Université de La Rochelle Hadrien Saiag, économiste, IIAC-LAIOS Deena White, sociologue, Université de Montréal

Appel à communication

L’ère néo-libérale est caractérisée par une pénétration croissante de toutes les sphères de vie sociale par les logiques économiques et financières. La démocratie et le champ politique ne sont évidemment pas exempts de ces dynamiques, quand bien même les interactions entre ces deux phénomènes demeurent peu explorées. Si de nombreuses recherches ont été conduites visant à démontrer que les dynamiques électorales sont surdéterminées par les ressources financières des candidat.es (de façon classique aux Etats-Unis Frendreis et Waterman, 1985 ; Ihl, 1999 ; plus récemment en France, Cagé 2018), on en sait beaucoup moins sur les interactions entre économie et démocratie entendue au sens large comme l’ensemble des activités et des pratiques, individuelles et collectives, qui concourent à la construction du bien commun. Des associations aux dispositifs participatifs, des collectifs informels aux coopératives, des réseaux d’entraide à l’autogestion, toutes ces formes (plus ou moins) démocratiques sont façonnées par les logiques économiques et leurs modalités de financement, sans que ces dimensions soient pleinement appréhendées par les sciences sociales, comme si interroger le rôle de l’argent dans les processus démocratiques revenaient à « salir », trivialiser ou désacraliser des formes et des pratiques nécessairement pures et désintéressées. Un des obstacles à la réflexion est peut-être que l'on raisonne sur la démocratie comme sur la famille, en la considérant comme une sphère séparée de celle de l’économie et de l’argent (Zelizer, 2010). Cette dissociation entre sphère économique et sphère politique est repérable chez Arendt (1961) ou Habermas (1992), qui évacuent toute production du politique dans l’activité économique. Pour Arendt, la modernité se caractérise par une contamination dangereuse du politique par l’économique, l’entretien et la reproduction matérielle de la vie étant considérés comme fondamentalement non-politiques, tandis qu’Habermas présente une conception de la société civile comme un ensemble d’arènes discursives de formation de l’opinion et de publicisation des problèmes sociaux, excluant toute réflexion sur les conditions économiques d’existence de ces espaces publics autonomes. L’enjeu de la « colonisation de l’espace public » par les forces marchandes a fait l’objet de nombreuses réflexions, mais il mérite d’être remis sur le métier à la lumière du tournant néo-libéral, caractérisé par une imbrication croissante des logiques économiques et politiques ; des tentatives plus ou moins assumées des marchés financiers, des agences de notation ou d’organisations internationales non-élues d’influencer les processus politiques (Brown, 2018 ; Vaucher, 2018) ; et plus largement par une aspiration à structurer les relations sociales à l’aune des logiques concurrentielles et du marché. Si ces enjeux ont fait l’objet de réflexions à un niveau théorique ou macro-politique, on manque toutefois de travaux empiriquement fondés s’intéressant à l’imbrication des logiques marchandes et politiques, et plus largement à la façon dont les processus économiques façonnent les dynamiques démocratiques (et inversement).

On assiste toutefois aujourd’hui à un retour des discussions relatives aux dimensions économiques des processus de participation et de démocratisation. Ce retour découle à la fois des débats sur les ressources nécessaires à la mise en place d’expérimentations citoyennes ou de contre-pouvoirs, comme le proposaient Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué dans leur rapport (2013) à propos d’un Fonds d’initiatives citoyennes, ou des tensions actuelles concernant le financement des associations ou l’exploitation des bénévoles. Il découle aussi plus largement d’une série d’interrogations sur les liens entre dimensions économiques et dimensions politiques de la vie en société : mise en place d’un revenu universel ou citoyen ; réflexions sur le travail, l’emploi, l’activité ; expérimentations d’alternatives concrètes au modèle capitaliste ou néo-libéral ; ou discussion critique des effets des représentations orthodoxes de l’économie (de la crise) sur l’état de nos démocraties (effets sur la dignité de la vie pour les individus mais aussi effets délétères sur le « vivre-ensemble » etc). La question de l’articulation entre pratiques démocratiques et démocratisation économique a également été posée depuis les années 1970 par une multiplicité d’expériences citoyennes et de réseaux (tels que le MES) critiques vis-à-vis de l’économie capitaliste. On assiste depuis quelques années à un intérêt renouvelé, autour de la question des communs(Dardot et Laval, 2015), pour des pratiques non-marchandes fondées sur la réciprocité, la co-responsabilité et le droit d’usage collectif, telles que jardins partagés, troc, zones de gratuité, réseaux d’échange réciproque de savoirs, ou encore finances solidaires et monnaies locales, et ce y compris dans des secteurs associatifs relativement « institutionnalisés ». S’inscrivant dans une lutte contre la privatisation de biens et services publics, les communs laissent apparaître des formes d’autogouvernement citoyen originales où le pouvoir d’agir politique, se caractérisant par la production de normes collectives, s’assortit d’un pouvoir d’agir économique, visant à instituer un usage coopératif et partagé de la ressource. Si les expériences de gestion communautaire reposent largement sur l’implication bénévole, certaines de ces initiatives consolident leur fonctionnement par une hybridation des ressources économiques afin de garantir leur pérennité sur le long terme, en accroissant leurs ressources marchandes et en légitimant leur statut d’intérêt général. Ainsi, en Italie ou en Espagne, des régulations juridiques innovantes permettent de reconnaître, encadrer et financer les communs (Festa, 2016). Les études autour du réseau des banques communautaires de développement au Brésil (França Filho, Passos, 2013 ; Hudon et Meyer, 2016) ont montré, quant à elles, comment ces formes associationnistes, fondées sur un ancrage territorial fort, proposent, contre les processus d’exclusion financière, des modalités de gestion collective des services financiers relevant du commun, tout en nourrissant des écosystèmes locaux d’activités (microcrédit, espaces de discussion, processus d’éducation populaire, création de réseaux de producteurs, etc.), l’activité socioéconomique étant fortement ancrée dans une logique sociopolitique (Franca Filho, et al., 2018). Néanmoins, la micro-finance n’est pas forcément émancipatrice, et peut, au contraire apparaître comme le « nouvel avatar de la libéralisation financière » (Doligez et al., 2016).

Enfin, face aux transformations affectant le modèle de l’état-providence et à l’approfondissement de la crise économique, nombre d’acteur.es s’interrogent sur de nouvelles manières de permettre notamment aux populations précarisées de bénéficier d’une « vie digne » en « faisant ensemble » (« hacer junt@s », voir Fernandez Alvarez 2016). La critique des politiques économiques et les revendications sur l’accès à des ressources vont alors souvent de paire avec une critique plus large du système politique représentatif et une volonté de redéfinir les relations sociales. La notion d’« économie populaire » (Coraggio, 1995 ; Nunez, 1995), développée par exemple en Argentine, notamment dans les mouvements de « travailleurs précaires », est étroitement liée à la reproduction de la vie et à la résolution collective de problèmes quotidiens, constituant un point d’entrée fructueux pour déplacer le regard par rapport aux approches plus classiques en France en terme « d’économie sociale et solidaire », avec les apories de formes de « social business » pouvant se déployer sous cette appellation (Hely, 2009). Si le mouvement de l’économie solidaire entend problématiser les représentations de l’économie pour prendre en compte des phénomènes économiques qui dépassent l’économie marchande capitaliste, et met en avant la dimension publique et politique des initiatives d’économie solidaire et populaire, le « social business » s’inscrit dans une autre perspective. Encensé par les pouvoirs publics qui en font un modèle pour l’ensemble des initiatives socioéconomiques de la société civile, celui-ci, combinant lutte contre la pauvreté et performance marchande, tend néanmoins à renforcer l’éviction du rôle de contre-pouvoir des initiatives citoyennes et des expérimentations démocratiques au profit d’un alignement sur le modèle entrepreneurial. De la même manière, la généralisation d’une régulation concurrentielle, opérant selon une logique d’appels d’offres, couplée aux politiques de restriction budgétaire, tend à restreindre nombre d’initiatives citoyennes à un statut de délégataire voire de sous-traitant de service public, réduisant leur mission à un rôle palliatif et atténuant leur portée critique d’interpellation et d’innovation politique (Simmonet 2010 ; RFAP 2017). Dans un contexte de raréfaction des ressources publiques, l’incitation à la recherche de financements privés devient un leitmotiv qui pose question, ouvrant des opportunités mais comportant également un certain nombre de biais potentiels en termes de formatage marchand de l’action collective (Duvoux, 2015 ; Politix 2017) ou de mise en concurrence généralisée des structures et initiatives.

Sans tomber dans un économicisme unilatéral qui verrait dans les logiques financières l’alpha et l’omega de tous les processus politiques, ce colloque cherchera à interroger de concert les conditions matérielles de la démocratie, les enjeux économiques des processus de démocratisation et les modalités d’une démocratisation de l’économie. La démocratie n’est-elle pas menacée si on ne pense pas son articulation à la démocratisation de l’économie ? Cette question a été partiellement éludée du fait de segmentations traditionnelles, historiquement ancrées dans des cloisonnements disciplinaires, entre le politique et l’économique, amenant à traiter ces deux champs de manière isolée, et invisibilisant la façon dont l’organisation économique et les ressources financières soutiennent, renforcent ou au contraire peuvent fragiliser l’action démocratique, voire entrer en contradiction avec celle-ci. Réciproquement, il s’agit de reconnaître la dimension fondamentalement politique de certaines initiatives socioéconomiques qui favorisent l’éclosion d’espaces publics populaires, en articulant étroitement la réappropriation localisée des processus économiques, les enjeux de reconnaissance et la lutte contre les asymétries de pouvoir, comme l’atteste la jonction entre revendications féministes et organisations économiques alternatives (Verschuur, Guérin, Hillenkamp, 2015).

On s’interrogera plus largement sur les conditions de démocratisation des décisions économiques. Ainsi, les contraintes budgétaires et les restrictions de financement aux associations et initiatives citoyennes sont d’autant plus intériorisées par les acteurs qu’elles se font en l’absence d’une compréhension et de débats sur les arbitrages budgétaires de l’Etat et des collectivités locales à partir d’un libre accès et traitement partagé des comptes publics. Les travaux sur la démocratie participative ne se sont que rarement attelés à la question de la démocratisation des décisions économiques et budgétaires, nombre de dispositifs ou de pratiques se trouvant le plus souvent cantonnés (volontairement ou non) à des enjeux micro-locaux sans grande portée financière (Lee, McQuarrie, Walker, 2015). Alors que le budget participatif initié à Porto Alegre a constitué un horizon important à cet égard (Sintomer, Gret, 2002 ; Baiocchi, 2005), son importation européenne s’est le plus souvent traduite par une procéduralisation de la participation ne débouchant pas sur une redistribution du pouvoir économique (Sintomer, Herzberg, Rocke, 2009 ; Talpin, 2011 ; Baiocchi, Ganuza, 2017). Mais la réflexion sur les budgets participatifs est loin d'épuiser celle des conditions de démocratisation des choix économiques. Au contraire, une des ambitions de ce colloque est d’élargir le spectre des réflexions relatives à la démocratie participative et délibérative, les spécialistes de ces enjeux ayant témoigné de peu d’intérêt pour les questions économiques et financières. Si les travaux sur la démocratie participative sont désormais légion, on en sait toujours peu sur les modalités financières des expérimentations démocratiques, sur les manières de repenser l’articulation ou l’encastrement entre économie et politique, ou sur la façon dont des décisions économiques peuvent être prises plus collectivement.

De la même manière, penser conjointement démocratisation politique et démocratisation économique doit inviter à adopter une vision de l’économie plus large et hétérodoxe qui ne la réduise pas au marché mais qui prenne en compte sa dimension substantive. S'inscrire dans la lignée de l’anthropologie économique de Polanyi (1977) induirait ainsi d’appréhender l’économie non seulement dans sa dimension financière et lucrative mais aussi comme une construction institutionnelle encastrée dans des tissus sociaux et visant la satisfaction des besoins humains. L’économique et le politique peuvent alors constituer les deux facettes complémentaires du pouvoir d’agir et de l’engagement citoyen.

Il s’agira donc d’explorer de différentes manières la question des « économies démocratiques », autrement dit de saisir dans quelle mesure les conditions financières et économiques de l’exercice diversifié de la citoyenneté façonnent les appétits et les pratiques démocratiques, en venant ou non favoriser le renforcement d’un éthos démocratique.

Un des enjeux de ce colloque sera donc d’interroger les conditions matérielles des pratiques démocratiques. Les débats (sur le financement des associations par exemple) opposent fréquemment financement public, généralement supposé vertueux, et financements privés, soupçonnés d’instrumentalisation Il convient toutefois de complexifier cette opposition binaire, d’une part pour porter un regard critique sur les formes de dépendances, de clientélisme (Balme 1987 ; Mattina, 2016) voire de corruption induites par les modalités d’attribution de subventions publiques ; et d’autre part pour saisir finement les formes d’autonomie et/ou de contraintes autorisées par diverses sources de financement (endogènes, issues de fondations privées, d’institutions publiques de différents « niveaux »…). L’autonomie civique et politique requiert-elle l’autonomie financière ? Dans quelle mesure les enjeux d’autonomie financière peuvent-ils conduire à remettre en cause la professionnalisation qui touche de nombreuses associations ou dispositifs participatifs ? Aux Etats-Unis, des activistes interpellent le « complexe associativo-industriel » dont la professionnalisation conduit à un accompagnement du néo-libéralisme dans le cadre de partenariats public-privés mâtinés d’un discours d’empowerment (Eliasoph, 2011 ; Duvoux, 2015). Ils en concluent que la « révolution ne sera pas financée » (INCITE, 2005). Si de nombreux travaux soulignent la dé-radicalisation et l’institutionnalisation des mouvements sociaux dépendants de façon croissante de financements publics comme privés (O’Connor, 1996 ; Jenkins, 1998 ; McCarthy 2004 ; Bartley, 2007), on manque de travaux s’intéressant aux modalités de financement d’autres formes civiques, des associations aux dispositifs participatifs, des collectifs informels au travail social (voir Talpin, 2016a). On sait ainsi que la professionnalisation de la participation conduit bien souvent à faire de celle-ci une fin en soi, contribuant à la reproduction de procédures sans contenu politique (Lee, 2015 ; Mazeaud, Nonjon, 2018), mais on manque encore de recherches sur la façon dont les modalités de financement (publics, privés, etc.) façonnent les dynamiques démocratiques. On dispose ainsi de peu de travaux s’intéressant spécifiquement au clientélisme associatif (soutien financier contre soutien politique) et à ses revers, à savoir les formes de « répressions à bas bruit » (notamment financières) qu’on fait subir aux acteurs vus comme gênants ou opposants, pouvant passer par des coupes de subvention, ou le non-octroi de locaux publics par exemple (voir Talpin, 2016b ; Mohammed, 2018). On s’interrogera également sur la façon dont les financements par projets contraignent les pratiques associatives, les réduisant bien souvent à des activités de demande de financement et d’évaluation des actions menées. À ce titre on s’intéressera à la façon dont les financements privés (fondations, mécènes, entreprises) peuvent favoriser ou non l’autonomie des initiatives politiques et civiques (Lefebvre, 2017).

Le financement participatif, aujourd’hui largement mobilisé par les acteurs associatifs, apparaît comme un levier économique à double tranchant : reposant sur les contributions volontaires des donateurs, il peut être un instrument puissant de mobilisation pour des actions ponctuelles, néanmoins, il ne peut être appréhendé comme un levier économique pérenne, son utilisation fréquente masquant bien souvent une précarité structurelle des initiatives citoyennes. A cet égard, si l’analyse des fondements économiques des dynamiques démocratiques induit d’examiner les marges de manœuvre tout autant que les phénomènes de dépendance vis-à-vis du secteur public et de l’économie marchande, il convient également de prendre en compte la centralité des ressources économiques non monétaires dans la consolidation ou la déperdition des dynamiques démocratiques. Ainsi, nombre d’analyses mettent aujourd’hui en exergue le poids décisif des ressources bénévoles et territoriales dans le renforcement des modèles socioéconomiques des initiatives citoyennes (Bory, 2010 ; Simmonet, 2018). Ainsi, ce colloque sera notamment l’occasion d’analyser de quelle façon les initiatives citoyennes articulent les diverses ressources économiques, et de quelle manière peuvent s’imbriquer activité économique et préservation d’une logique de mouvement social.

Les propositions de communications peuvent s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants :

Axe 1 : Ce que les financements font aux pratiques démocratiques

Comment les modalités de financements et les modèles économiques façonnent-ils les pratiques démocratiques ? Quelles formes de dépendance ou de contraintes fabriquent-ils ? Quelles formes de (in)cohérence peuvent être observées entre projets politiques de transformation sociale d’une part et modèles socio-économiques d’autre part, dans le monde associatif institutionnalisé et dans des expérimentations se voulant plus « autonomes » ? Leurs modèles socioéconomiques entrent-ils en coïncidence avec leur projet politique ou le menacent-ils ? En quoi et selon quelles modalités la pluralisation des différentes ressources économiques peut-elle permettre aux expérimentations démocratiques de préserver leur autonomie, d’une part, et de peser davantage sur les politiques publiques, d’autre part ? Dans quelle mesure les acteurs privés peuvent-ils constituer de façon peut-être paradoxale des agents de démocratisation, en permettant la mise à l’agenda de certains enjeux ou la critique des gouvernants (Calligaro 2018) ? Dans quelle mesure ces initiatives privées produisent-elles des formes de restriction de l’espace public ou de colonisation de la sphère publique (Guilhot 2006 ; Bory 2013) ? Quels sont les risques de domestication induits par la coopération avec le monde de l’entreprise et les modalités d’épanouissement de formes participatives autofinancées (à l’image un temps de certains syndicats) ? Observe-ton des capacités d’innovation institutionnelle dans les formes de financement public qui chercheraient à démocratiser les relations entre initiatives citoyennes et institutions publiques ? Dans quelle mesure un meilleur accès aux comptes publics par l’open data et la construction de contre-expertises citoyennes dans l’analyse des arbitrages budgétaires des autorités publiques peuvent y contribuer ?

Axe 2 : Faire sans argent ? Les conditions de l’autonomie politique

Au regard des contraintes induites par les formes de financement tant publics que privés, certaines initiatives civiques optent pour le bénévolat, la gratuité ou le partage et refusent la professionnalisation afin de demeurer autonomes dans la définition de leur agenda et la gestion de leurs activités (INCITE, 2005). Quelles sont les conséquences sur les dynamiques participatives et démocratiques de cette participation sans financement ? Quels sont les biais induits par les modèles d’organisation autogestionnaire ? Lorsque les initiatives citoyennes ne reposent que sur les dons, l’engagement bénévole et la prestation de services, ne risquent-elles pas de s’enfermer dans une précarité structurelle ou dans des formes d’entre-soi allant à l’encontre de leur idéal de participation démocratique ? Comment différents types de ressources non-financières (humaines, territoriales, de réseau…) peuvent-elles être mobilisées pour garantir la pérennité du projet politique des initiatives démocratiques ou participatives ? La « mutualisation » est régulièrement présentée par les pouvoirs publics comme un remède miracle face aux restrictions budgétaires, les associations étant encouragées à partager leurs savoirs, compétences et locaux afin de sauvegarder leur projet. Néanmoins, cet appel à la mutualisation s’inscrit souvent bien plus dans une logique stratégique de réduction des coûts pour les municipalités que dans une véritable recherche de complémentarité et d’interdépendance entre entités citoyennes. Y a-t-il alors des types spécifiques de coopérations territoriales propices au renforcement de l’autonomie associative ? Les pouvoirs publics doivent-ils jouer un rôle dans la régulation de ces partenariats ? Dans tous les cas, la capacité des organisations à mobiliser un bassin pérenne de bénévoles, à impliquer les habitants dans la co-construction de services les concernant, tout autant que l’ancrage territorial des dynamiques démocratiques dans des réseaux d’entraide et de coopérations territorialisés doivent être conçus comme des ressources économiques complémentaires aux ressources financières, permettant le maintien d’une logique participative et délibérative dans la construction des services mais constituant également un levier central pour construire un rapport de force avec les institutions. Comment repenser la question même de l’autonomie politique ? Entre autarcie et domestication par le financement, existe-t-il d’autres voies pour celle-ci ? L’appui sur des logiques de communs permet-il de réinterroger ou de reformuler ces enjeux d’autonomie et de relations entre pouvoirs public, citoyen.nes et secteur privé, notamment autour des enjeux de gestion autonome de services publics ? A quelles conditions économiques ou non-financières la professionnalisation de la participation peut-elle nourrir ou paralyser le pouvoir d’agir et l’autonomie ?

Axe 3 : Citoyennetés économiques

Faut-il ou non, et selon quelles logiques et quelles formes, rémunérer la participation et l’engagement ? Comment des notions telles que celles d’économie populaire ou de buen vivir(Acosta, 2014) viennent-elles interroger les apories des conceptions dominantes de « l’économie sociale et solidaire » ? Si la première pointe vers des formes de production et de distribution émanant de groupes sociaux précaires afin de satisfaire des besoins de base, la deuxième renvoie à une conception alternative du développement, encourageant la création de relations harmonieuses entre l’homme et son environnement naturel à travers des pratiques coopératives et communautaires. Loin de se réduire à de simples pratiques de subsistance et  d’insertion ou à de l’économie souterraine, ces économies s’inscrivent en opposition de la « rationalité économique capitaliste » (Sarria Icaza, Tiriba, 2005) et peuvent faire figure de pratiques contre-hégémoniques. Par exemple, en quoi l’institution de monnaies locales dans les milieux populaires est-elle prise entre projet politique de transformation sociale et visée instrumentale (Saiag, 2015) ?Comment ces deux approches renouvellent-elles la manière de penser l’articulation entre dimensions économiques, sociales et politiques des processus démocratiques et des formes de pouvoir d’agir ? En quoi l’accès au crédit peut-il être un vecteur d’émancipation des populations marginalisées ou devenir un instrument d’exclusion ? Comment les débats autour de diverses formules de revenus universels abordent-ils la question de leurs enjeux démocratiques ou de démocratisation ? Comment appréhender conjointement protection sociale et démocratie participative ? De fait, dans de nombreux pays, on observe une véritable financiarisation des politiques sociales, comme en atteste l’essor des « investissements à impact social » qui encouragent les investissements privés dans le secteur de la protection sociale. Parallèlement, des modes de gestion communautaire de l’action sociale apparaissent, ouvrant des voies pour la prise en charge collective et participative de l’intégration sociale des populations marginalisées (White, 1994). Ces initiatives communautaires constituent-elles des alternatives viables ? Subissent-elles des pressions normalisatrices, des types d’isomorphismes marchands ou institutionnels qui menacent leurs ambitions émancipatrices ?

Axe 4 : Démocratisation de l’économie versus mise en économie de la démocratie

Quelles pourraient être les modalités de démocratisation des cadrages, activités et décisions économiques ? Si l’autogestion et le coopérativisme demeurent des horizons politiques largement revendiqués (voir pour une synthèse Wright, 2017), quelles sont les limites démocratiques que rencontrent ces expériences (Quijoux 2018 ; Gourgues, Neuschwander, 2018) ? En dehors de l’exemple canonique du budget participatif de Porto Alegre, quelles autres formes participatives ont vu le jour visant à une démocratisation des enjeux économiques et financiers ? Quel bilan peut-on en tirer ? Sur différents continents, des politiques de démocratisation économique ont même été mises en place pour dépasser le modèle économique capitaliste. En Amérique Latine, cinq pays (Argentine, Bolivie, Equateur, Venezuela, Brésil) laissent apparaître des modalités d’institutionnalisation de l’économie solidaire variées : en particulier, les Constitutions de la Bolivie et de l’Equateur posent la question du changement de système, en substituant aux valeurs économiques capitalistes (progrès, croissance économique, individualisme), la notion de « buen vivir » (Coraggio, 2015). Y compris à l’échelle des villes, notamment en Espagne où certaines candidatures municipalistes sont aujourd’hui au pouvoir, on observe des modalités innovantes de co-construction des politiques socio-économiques entre élu.es et représentant.es de la société civile. A Barcelone, c’est un véritable plan de soutien et d’accompagnement des initiatives citoyennes qui a été impulsé depuis 2015, visant à garantir leur soutenabilité et autonomie, à la fois socioéconomique et sociopolitique ; on peut également citer le « Réseau des municipalités catalanes pour l’économie sociale et solidaire » (Juan, 2017). Quelles sont alors les modalités concrètes de mise en place de nouvelles politiques de démocratisation économique au sein des gouvernements locaux ? A travers quels leviers, dispositifs, les pouvoirs publics peuvent-ils appuyer des expérimentations socio-économiques ? Cette institutionnalisation pose d’ailleurs question : la construction de nouvelles politiques publiques et de cadres juridiques pour encadrer ces pratiques économiques solidaires et populaires peut induire des effets de domestication de leur charge critique et contestataire. Comment peuvent coexister reconnaissance institutionnelle de l’économie solidaire et de l’économie populaire et maintien de leur dimension de mouvement social ? Inversement, la promotion institutionnelle du « social business » atteste d’une inscription des enjeux de justice sociale dans les paramètres de l’économie marchande. Qu’est-ce que la mise en économie d'enjeux sociaux et environnementaux fait à la démocratie ?