Ethnographies plurielles # 7 Ethnographies et Engagements

Depuis ses débuts disciplinaires, l’ethnographie a « matière à faire » avec l’engagement ; que ce soit dans l’accompagnement historique de la phase de colonisation, dans la critique portée à son encontre ou dans la lecture des phénomènes post-coloniaux. Mais c’est aussi dans sa façon particulière d’accéder à la connaissance et aux savoirs que l’engagement est au centre de l’ethnographie, entendu au sens d’un mode d’élaboration du savoir par la transformation du visible en texte, une « écriture du voir » (Laplantine, 2005). Dans la pratique ethnographique, l’engagement se décline au moins de deux façons : nous retiendrons ici les engagements de l’ethnographie ou de l’ethnographe, en questionnant dans quelle mesure cette pratique engage le chercheur ou sa discipline, et les ethnographies de l’engagement, en interrogeant les façons dont les chercheurs ont étudié des pratiques et des discours qualifiés d’engagés. Les tensions entre ces régimes de l’engagement (Thévenot, 2006) sont elles-mêmes constitutives d’étapes marquant l’ethnologie et l’ethnologue comme le montre Vincent Debaene (2010).  Ainsi l’engagement  se retrouve exprimé dans l’ensemble des phases de l’ethnographie (Cefaï, 2011). Les modalités de cet engagement interrogent la pratique scientifique et académique ainsi que le rôle social du chercheur en revisitant, voire en remettant en question, le concept de « neutralité axiologique » forgé par Max Weber (Brohm, 2004 ; Naudier & Simonet, 2011). C’est souvent en cela que l’engagement dans la pratique scientifique fait débat (Molénat, 2006), poussant généralement à la mise en place d’une dialectique entre l’engagement et la distanciation (Elias, 1993 ; Fassin, 1999) ou l’immersion et le décentrement (Laplantine, 2005). Si le statut scientifique de l’ethnographie a donc pu être discuté et remis en question, une rigueur scientifique propre aux démarches qualitatives et ethnographiques est dorénavant défendue (Olivier de Sardan, 2014). Et la réflexivité grandissante des chercheurs offre de multiples voies de restitution sur les engagements des chercheur·e·s dans la pratique ethnographique (Ghasarian, 2004 ; Cefai, 2011 ; Naudier & Simonet, 2011 ; Laurens et Neyrat, 2010) qui participe du processus de légitimation de ces recherches.  Au plan des disciplines, les recherches sur l’engagement, ses modalités et ses régimes (Bidet, 2011, Thévenot, 2006) ont alimenté nombre de travaux en anthropologie, en sociologie, en STAPS, en sciences de gestion, en arts et esthétique. Ainsi, ces manières de produire de la connaissance via l’engagement des chercheurs sur leur terrain, est d’autant plus spécifique qu’elle touche bien souvent des objets, groupes, cadres sociaux qui nécessitent de « se donner » pour y avoir accès.  Pour le dire autrement, les choix de terrains a priori difficiles d’accès, sont souvent en lien avec des groupes engagés… Que ce soit l’étude des rapports ethniques dans des temps forts de la mondialisation, ou des ethnographies sur des terrains sensibles (Bouillon, Fresia et Tallio, 2005) voire « minés » (Albéra, 2001), des travaux où le corps est mis en jeu, voire en péril (Wacquant 2000), l’engagement chercheur/objet est toujours, en pareil cas, un thème central de l’ethnographie proposée. Au final, la question fondatrice de ce colloque est d’une certaine manière de savoir s’il existe véritablement une ethnographie sans engagement tant il semble consubstantiel à l’esprit même de la démarche. Ce colloque propose donc de mettre en lumière les multiples modalités de l’engagement selon les phases et les temporalités de l’ethnographie, selon les disciplines et les pratiques, selon l’expérience des chercheur.e.s et selon les terrains. La question de l’engagement dans la pratique ethnographique questionne ainsi non seulement les frontières du savoir (processus de productions et de valorisation de la connaissance) mais aussi l’autonomie des chercheur.e.s au regard des divers rapports de pouvoir que suscite une activité scientifique, et des enjeux sociaux multiples, notamment liés à la vie de la Cité (Cefaï, 2011). Afin d’organiser ces débats dans des contributions et sessions du colloque, trois axes de travail sont proposés.   Axe 1 : L’engagement au regard des disciplines Les pratiques ethnographiques s’étant largement déclinées selon plusieurs disciplines (Barthélémy, Combessie, Fournier & Monjaret, 2014), la définition de l’engagement nécessite d’être clarifiée en fonction des disciplines, des objets de recherche et des conceptions et pratiques de l’ethnographie. A ce titre, l’anthropologie, la sociologie, les sciences du sport,  et les sciences de gestion ont construit des rapports historiques différents avec l’ethnographie. Mais au sein des sciences humaines et sociales et qui plus est en complémentarité ou confrontation avec les sciences exactes, biologiques ou médicales, le choix de l’ethnographie comme méthode d’appréhension de la réalité peut constituer déjà en soi un engagement du chercheur. Il est donc proposé dans cet axe de questionner la pratique ethnographique comme  un engagement dans les différents environnements disciplinaires, au sein des différentes formes de savoirs scientifiques et dans la confrontation avec la demande sociale. Dans quelle mesure cette pratique a-t-elle encore besoin d’être légitimée et défendue ? Comment cette pratique s’inscrit dans l’histoire des différentes disciplines ? Comment cet engagement ethnographique traduit des tensions ou des complémentarités intra/ inter disciplinaires et des rapports de pouvoir avec des pratiques plus dominantes ?   Axe 2 : Les engagements dans la pratique ethnographique L’engagement peut être également considéré comme un moteur de la recherche, stimulant le chercheur dans ses choix d’étude, dans sa façon de pratiquer l’ethnographie ou dans sa façon de valoriser son travail. En cela l’engagement sur un terrain et auprès de groupes sociaux ressemble parfois à une vocation qu’épouse l’ethnographe dans son apprentissage du terrain, et permet de relire les trajectoires de figures emblématiques de l’ethnographie (Tillion, 2000). C’est à ce niveau que l’on pourra noter aussi la place grandissante que la question du droit occupe dans l’exercice du métier de l’anthropologue ou du sociologue. La proximité avec son terrain et sa connaissance approfondie peuvent l’amener à témoigner en justice en faveur de celles et ceux qu’ils étudient ou pour la défense de leurs causes (Atlani-Duault et Dufoix, 2014). Comment gérer cette nouvelle place du monde judiciaire et juridique dans les recherches de terrain ?  Comment éviter que le juridique n’empiète sur le scientifique ? Les analyses réflexives sur les parcours ethnographiques pourront apporter ici une stimulante épaisseur expérientielle. Seront notamment appréciées les analyses présentant (et partageant) les « bricolages », les « méthodes et ficelles », proposés par les chercheurs afin d’apporter des solutions concrètes à des problèmes récurrents en ethnographie. Comment gérer le processus d’élaboration et de construction du terrain ? Quelles sont les influences des dispositifs méthodologiques mis en place dans les configurations de la recherche ? Comment gérer les engagements des parties prenantes de l’ethnographie (modalités de financements, liens avec les institutions etc.) ? Jusqu’où aller dans l’engagement existentiel nécessaire à l’intégration et l’immersion dans un terrain ? Comment respecter les engagements du chercheur envers le terrain et ses acteurs  lors de la phase académique de restitution et de publication ? Comment protéger la fonction sociale du chercheur ? Quelles démarches (qualités, compétences, dispositions) éthiques mettre en place dans le processus de recherche pour assumer ces/ses engagements ?   Axe 3 : Les terrains privilégiés de l’engagement Ce dernier axe interroge les postures éthiques et réflexives de l’engagement des chercheur·e·s qui s’avèrent particulièrement importantes pour certains objets et certains terrains de recherche et ce autant au niveau des engagements de l’ethnographe que des ethnographies de l’engagement. Il accueillera ainsi les contributions centrées sur les multiples manières de concilier l’approche ethnographique nécessairement distanciée et l’engagement (aux côtés) des acteurs. Il s’agit donc d’inventorier ces terrains en analysant les régimes et les formes de l’engagementmobilisés tant du côté des chercheur·e·s que du côté des acteurs et actrices sociaux étudiés. Nous proposons d’aborder ces terrains sensibles en identifiant et analysant des situations et des configurations historiques, sociales, politiques ou économiques singulières où l’engagement est propice, voire nécessaire. Par choix ou par enclicage (Olivier de Sardan, 1995) inhérent à toute pratique ethnographique, les chercheur.e.s sont ainsi exposé.e.s à des enjeux moraux, politiques, économico-scientifiques. Quels sont les risques et les dangers auxquels sont confrontés les ethnographes (conflits, crédibilités, poursuites judiciaires, intégrité physique et morale…) ? Comment se différencient-ils selon les rapports de genre, ethniques et de classe imbriqués dans lesquels les chercheur·e·s sont pris ? Les engagements intensifient-ils nécessairement ces risques ? Comment les ethnographes affrontent-ils, détournent ou résolvent-ils ces difficultés et ces contraintes ? Comment construire l’approche ethnographique dans de tels contextes ? Comment réagir face à l’amplification de certains risques pour les personnes étudiées par la seule présence du chercheur ? Comment comprendre et analyser les différentes formes d’engagement en terrain difficile ou à fort enjeux sociaux et politiques ? top 2

Références

Albéra D. (2001), « Terrains minés », Ethnologie française, 1(31) : 5-13
Atlani-Duault, L., Dufoix, S. (2014), « Les sciences sociales saisies par la justice », Socio, 3, septembre : 9-47
Barthélémy, T., Combessie, Ph., Fournier L.S. & A. Monjaret (2014), Ethnographies plurielles. Déclinaisons selon les disciplines, ed. CTHS-Sef, 296 p.
Bidet, A. (2011), L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Paris, Puf, « Le lien social », 416 p.
Bouillon, F., Fresia, M., et Tallio, V. (éd.) (2005), Terrains sensibles, Expériences actuelles de l’anthropologie, éd. EHESS-CEAF, Paris
Brohm J-M. (2004), « Sociologie critique et critique de la sociologie », Education et sociétés, no 13, p. 71-84.
Cefaï, D. (dir.), (2010), L’engagement ethnographique. Paris, Editions de l’EHESS
Debaene, V. (2010), L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature. Paris, Gallimard.
Elias, N., (1993 [1983]). Engagement et distanciation : Contributions à la sociologie de la connaissance, ed Fayard,
Fassin, D. (1999),  « L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le sida en Afrique In C. Becker, J-P., Dozon, C. Obbo & M. Touré (eds), Vivre et penser le sida en Afrique. Experiencing and understanding AIDS in Africa, Paris, Codesria, Karthala, IRD : 41-66.
Ghasarian, C. (éd.) (2004), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Paris : Armand Colin.
Laplantine, F. (2005), La description ethnographique, Paris, Armand Collin
Laurens, S., Neyrat, F. (2010), Enquêter de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Editions du Croquant.
Naudier, D. & M. Simonet (eds), (2011), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, La Découverte
Olivier de Sardan, J-P. (1995), « La politique du terrain », Enquête, n°1
Thévenot, L. (2006). L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, par Laurent Coll. Textes à l’appui-Politique et société, éd. La Découverte, 2006, 312 p.
Tillion, G. (2000), Il était une fois l’ethnographie, Paris, Seuil.   top 2

Modalités de soumission

Le dépôt des communications s’effectue directement sur internet, en cliquant ici, dans l’onglet « Dépots »
  • Soumission d’une communication(date-limite : 15 juin 2017)
    La proposition de communication doit se composer d’un titre, d’un résumé de 3 000 signes maximum (bibliographie incluse) et de mots-clés.

  • Soumission d’un résumé détaillé (pour les communications sélectionnées – date-limite : 15 octobre 2017)
    Le résumé détaillé doit se composer de 10 000 signes maximum (bibliographie incluse). Il est destiné à la publication numérique d’actes en amont du colloque.
En plus de la publication d’actes numériques pour le colloque, les meilleures communications donneront lieu à la publication d’un ouvrage collectif ainsi qu’à des numéros dédiés de revues spécialisées. Pour toute demande d’information ou difficulté de connexion pour déposer un projet de communication, merci d’envoyer un mail à l’adresse suivante : engagementsef17@sciencesconf.org