Espaces publics et citoyenneté ordinaire

Maints efforts ont été engagés récemment pour explorer, à la faveur d’un regard ethnographique, lesrapports dits « ordinaires » ou « profanes » à la politique et la citoyenneté dans ses formes les plus quotidiennes. Ces travaux tendent notamment à déplacer l’attention, longtemps  focalisée  sur  les grands moments de mobilisation ou de participation électorale, d’une part vers d’autres  activités sociales, d’autre part vers les interstices du politique institué. Ils nous emmènent ainsi  dans  les coulisses ou les arrière-scènes de la participation – repas de famille, cours de récréation, conseils d’enfants, associations de quartier, sociabilités des beaux-quartiers, etc.  Cependant,  l’horizon  et  le centre de gravité de ces approches restent généralement la participation aux  affaires  publiques, définies sous les auspices de la politique institutionnelle. Ces travaux s’inquiètent principalement dudésintérêt relatif des profanes pour la politique, de leur possible incompétence, de l’intérêt et de la volonté des personnes à prendre part à la vie publique et, plus largement, de leurs inégales capacitésà faire valoir leur opinion et porter leur voix dans des arènes publiques. L’attention à la citoyenneté emporte alors avant tout un questionnement sur les « compétences citoyennes », dont dépendentl’engagement et ses effets sur le monde.

En étudiant la citoyenneté comme expérience quotidienne d’appartenance à une communauté politique,on peut aussi viser autre chose : la façon dont chacun s’y figure sa place, y mesure ses engagements, perçoit la vie collective et ce qui la caractérise, explore sa propre responsabilité enson sein, ce qu’il veut ou peut faire avec les autres et parmi eux. L’enquête cherche alors àdocumenter ce qui mérite d’être fait, dit, disputé, demandé, offert, en public. Certaines scènes ousituations choquent ou émeuvent plus que d’autres, certaines tourmentent sans que l’on  s’y  arrête.  Les  réactions  sont parfois faites à demi, ou de façon contradictoire, de même qu’il arrive de reportersine die des velléités d’intervention, faute de savoir quoi faire. Ces dynamiques, qui restent souventsouterraines, irriguent en permanence la vie publique. Elles contribuent à forger l’expérience quechacun a du monde et des autres, à former les opinions de chacun sur l’état du monde, ce qui peutou doit y être fait ou pas, et comment. Ces questionnements normatifs sur le « vivre ensemble »,sur les façons de dire et de faire le commun, de soutenir un ordre ou de créer des désordres,correspondent donc à  une  série  de questions pratiques affrontées au quotidien.

La vie en ville, dans un « monde d’étrangers1 », pose tout particulièrement, et sans doute spécifiquement, cette question de l’articulation de notre régime politique, comme mode de vie, àdes façons de vivre et à un régime de relations et d’interactions civiles entre inconnus. Cetteperspective, en cherchant à articuler la démocratie – ou d’autres régimes de confiance ou de défiancea priori entre concitoyens – aux formes de vie, aborde donc le politique d’une manièreparticulièrement large : elle ne le saisit plus par le seul prisme du rapport à l’État ou à la décisionpolitique, mais par celui des expériences que l’on propose de qualifier ici de « citoyennes ».

N’est-ce pas en effet aussi à travers les façons dont nous sommes affectés par notre monde environnant, et les manières dont nous nous essayons d’y répondre, que s’élaborent des expériencesde citoyen, irréductibles en cela a priori à un statut juridique et de nationalité ? Les formes decôtoiement entre inconnus sont le lieu d’engagements, d’interventions, que des recherches ontcommencé à documenter : disputes, entraides, tensions, émotions, discussions sur les façonsjustes ou pertinentes d’agir, de se comporter avec autrui ou de se juger mutuellement. En analysant ces  situations,  on interroge les façons dont s’y déploient, s’y testent, s’y construisent etreconstruisent, s’y consolident ou s’y altèrent, à la fois des opinions sur le monde commun, et descapacités d’agir en son sein.

Ce colloque voudrait poser de façon plus systématique cette question : comment la vie et les rencontresen public manifestent-elles et mettent-elles au travail un certain « esprit public2 »? Qu’il s’agissede définir les formes pertinentes de la catégorisation mutuelle et les conduites justes et appropriées,ou de lutter contre les discriminations, l’étude de la démocratie  comme  forme  de  vie requiert deprendre au sérieux les épreuves du côtoiement en public. Cet appel à communication est ouvert  à  tout  travail  de  recherche  frayant  une  telle  voie  d’approche  des  expériences  ordinaires du politique à partir d’investigations empiriques qui devront être au cœur du propos.

Nous aurons le plaisir et l’honneur d’accueillir le Pr. Elijah Anderson (Yale University), qui donnera la conférence d’ouverture du colloque.

Organisation

Ce colloque est organisé dans le cadre du projet du Labex Tepsis « Ethnographie de la citoyenneté» coordonné par Alexandra Bidet (CNRS, CMH), Carole Gayet-Viaud (CNRS, CESDIP) et Erwan LeMéner (Observatoire du Samusocial, CEMS). Il s’inscrit dans  le  prolongement  des travaux conduitsdans le cadre d’un séminaire qui s’est tenu de 2012 à 2016 à l’ENS puis à l’EHESS, intitulé «Ethnographie des engagements » (co-animé avec F. Chave et M. Boutet) puis « Ville et apprentissage dela citoyenneté, initiation à l’ethnographie » (co-animé avec M. Boutet).

Comité scientifique
  • Alexandra Bidet, CNRS
  • Manuel Boutet, Université de Nice Sophia Antipolis
  • Carole Gayet-Viaud, CNRS
  • Erwan Le Méner, Observatoire du Samusocial de Paris et CEMS-IMM
espace public