Défendre les biens communs dans la loi "pour une république numérique"

Défendre les biens communs dans la loi "pour une république numérique"

Suite à la consultation sur le projet de loi "pour une république numérique" (voir ici), une dizaine d’organisations insistent pour rectifier le projet de loi « Lemaire » afin d’y intégrer notamment la protection des biens communs. Nous relayons leur déclaration du 6 janvier 2016

Déclaration commune des organisations :

Les biens communs – ou communs – nourrissent depuis toujours les pratiques d’échange et de partage qui structurent la production scientifique et la création culturelle. Mais ils s’inscrivent aussi dans une perspective plus large de défense d’un mode de propriété partagée et de gestion collective des ressources, sur le modèle des“communaux”, ces ressources naturelles gérées par tous les individus d’une communauté. L’irruption massive du numérique dans la plupart des champs de l’activité humaine a permis de faciliter l’émergence de larges communautés distribuées, capables de se mobiliser pour créer et partager les savoirs. Ces communs de la connaissance sont autant de gisements d’initiatives, de créativité et de mobilisation des individus dans un but collectif.

Il n’existe aucun statut juridique – et donc aucune protection associée – pour le domaine commun dans le code de la propriété intellectuelle. En France, aucune « liberté de panorama » ne vient faire rempart à la privatisation de l’espace public, et l’absence d’une exception pour la fouille de textes et de données fait peser la menace de la création d’un nouveau droit d’accès aux informations, dont les chercheurs devraient s’acquitter auprès des éditeurs afin de pouvoir traiter de manière automatisée les données dont ils sont pourtant souvent les auteurs.

A l’occasion de la future loi sur le numérique, la libre diffusion des savoirs et de la culture pourrait à la fois être protégée et promue par un nouveau cadre juridique, adapté aux potentialités nouvelles offertes à notre société par l’arrivée d’Internet, afin d’en faire une société plus solidaire, plus équitable et plus émancipatrice.

A ce titre, l’avant-projet de loi présenté par le Gouvernement contient d’ores et déjà plusieurs avancées notables, il faut s’en féliciter. L’ouverture des données publiques y est largement soutenue, et l’accès ouvert aux publications scientifiques financées par l’argent public semble enfin à portée de vue, par la reconnaissance d’un droit d’exploitation secondaire pour les chercheurs. D’autres éléments du texte favorisent une diffusion plus large des informations et de la connaissance. L’inscription du droit à la portabilité des données, qui permet à l’utilisateur de ne pas se retrouver enfermé dans un écosystème captif et de faire lui-même usage de ses données, ou encore le maintien de la connexion Internet pour les personnes en incapacité de paiement en sont des exemples. Ils constituent autant de nouveaux chemins pour une politique d’inclusion qui vise à développer l’accès partagé aux connaissances et le pouvoir d’agir de tous.

Toutefois, l’opportunité de légiférer sur les grands principes qui fonderont notre « République numérique » nous appelle à être plus audacieux, afin de ménager une place plus grande pour les communs de la connaissance, qui doivent être protégés des tentatives d’exclusivités abusives. Plus généralement , c’est leur développement global qui doit être favorisé, afin d’en faire la matrice d’un changement général, redéfinissant les modes de production, de distribution des richesses et de rapport à la valeur. Cinq mesures en particulier, largement soutenues au cours de la consultation citoyenne menée par le Gouvernement sur l’avant-projet de loi, nous semblent mériter d’être réintroduites dans le projet de loi au cours du débat parlementaire :

La définition positive et la protection des communs de la connaissance

L’inscription de contenus librement accessibles dans le régime de l’article 714 du Code civil revêt un double intérêt : tout d’abord permettre une protection large du domaine commun informationnel, qui n’est ni inscrit dans la loi ni codifié aujourd’hui,ensuite réactiver la notion de chose commune au creuset des nouveaux enjeux de la société de l’information. La valeur économique d’une promotion du domaine commun,et plus particulièrement ses effets bénéfiques sur l’innovation et la croissance – notamment pour les plus petits acteurs – ont été démontrés empiriquement . Or le péril aujourd’hui est la fermeture et la création d’exclusivités abusives sur ce qui appartient à tous, alors même que c’est la circulation des connaissances, des informations, des données, mais aussi des œuvres qui a permis l’essor de l’économie numérique et l’apparition de formes nouvelles, voire alternatives, de création et de production au cœur de la diversité culturelle. On observe en effet un risque de développement des pratiques d’appropriation qui, sans cause légitime, compliquent ou interdisent de fait l’accès à des choses communes, notamment à travers ce que l’on appelle le “copyfraud” (la revendication illégitime de droits exclusifs sur une œuvre). Les exemples sont nombreux : il est ainsi fréquent que la numérisation d’une œuvre du domaine public, ou même le simple fait de la photographier, serve de justification pour revendiquer un droit d’auteur sur cette œuvre ! N’est-il pas étonnant – et c’est un euphémisme – que le département de la Dordogne ait pu revendiquer un droit d’auteur sur les reproductions de la grotte de Lascaux, 17 000 ans après la mort de ses créateurs ? Parce qu’il limite la diffusion et la réutilisation des œuvres qui composent le domaine public, le copyfraud constitue une atteinte aux droits de la collectivité toute entière.

La création d’un domaine commun volontaire

Un domaine commun informationnel ne pourrait toutefois être complet sans prise en compte de l’apport des nombreux développeurs qui contribuent aux logiciels libres ou des millions d’auteurs qui ont recours aux différentes solutions contractuelles de type Creative Commons aujourd’hui. Cette forme de gratuité coopérative basée sur la contribution et le partage rassemble de nombreuses communautés d’échange et crée une nouvelle forme de richesse, aussi bien économique que sociale. C’est elle qui donne au domaine commun informationnel son caractère vivant et dynamique. La création d’un domaine commun volontaire garantirait une protection effective contre les réappropriations. Ainsi, à l’instar du droit d’exploitation secondaire accordé aux chercheurs, le domaine commun volontaire serait un nouveau droit pour les auteurs, et plus largement, une nouvelle arme de défense face aux pressions qui peuvent résulter de la possibilité d’acquérir une exclusivité commerciale sur une œuvre.

La priorité aux logiciels libres et aux formats ouverts dans le service public national et local

Le recours aux logiciels libres et formats ouvert représente des avantages majeurs pour l’Etat, mais aussi pour les collectivités territoriales. L’auditabilité du code, la liberté d’étudier le fonctionnement du programme, la libre exécution du logiciel pour tous les usages, la possibilité de l’adapter et de l’enrichir, l’interopérabilité, l’évolutivité ou les capacités de mutualisation du code, sont autant de caractéristiques propres au logiciel libre qui garantissent une véritable souveraineté, une meilleure sécurité, mais aussi un plus grande flexibilité aux systèmes d’informations gérés publiquement. De plus, selon une récente étude, réalisée pour le compte du Conseil National du Logiciel Libre et du Syntec Numérique, le marché du logiciel libre représenterait en France plus de 50 000 emplois, pour une valeur estimée à 4,1 milliards d’euros en 2015.

La création d’une liberté de panorama

La liberté de panorama est une exception au droit d’auteur par laquelle il est permis de reproduire et de diffuser l’image d’une œuvre protégée se trouvant dans l’espace public, notamment les œuvres d’architecture et de sculpture. C’est l’une des exceptions optionnelles prévues par la directive européenne 2001/29/CE relative au droit d’auteur. Nombreux sont les pays, parmi nos voisins européens, qui ont fait le choix d’appliquer cette exception. Certains pays tels que le Royaume-Uni, l’Inde ou l’Australie disposent même d’une liberté de panorama qui s’étend jusqu’à l’intérieur des bâtiments publics. L’absence de liberté de panorama pose nécessairement la question de la privatisation de l’espace commun. Les Français n’auraient -ils pas un certain droit sur le patrimoine architectural national? D’autant plus lorsque la construction a engagé des fonds publics et que les artistes ont sciemment consenti à exposer leurs œuvres dans l’espace public. Un juste équilibre entre droit d’auteur et biens communs semble également souhaitable afin de favoriser le rayonnement culturel français sur Internet. En développant un meilleur accès à la connaissance, la liberté de panorama permettrait de mettre en valeur le travail des artistes, mais aussi de permettre des retombées économiques consécutives à ce supplément de visibilité que ce soit pour le tourisme en France ou pour les artistes eux-mêmes à travers l’obtention de nouvelles commandes.

L’autorisation de la fouille de textes et de données pour la recherche

L’exception pour la fouille automatique de données de texte (text et data mining) consiste à autoriser la recherche automatisée parmi un volume très important de textes ou de données : il est possible d’accéder à des résultats qui n’auraient pas pu être découverts par une autre méthode. Cela donnerait une force nouvelle à l’entrée de la recherche française à l’heure des mégadonnées (big data) et de réaliser des gains de productivité très importants, alors même que d’autres pays, comme le Royaume-Uni, le Japon et les Etats-Unis, ont pris une avance considérable dans ce domaine. La fouille automatisée de textes et de données, en tant qu’activité de lecture et d’extraction d’informations, est une pratique qui ne se distingue pas fondamentalement du relevé manuel des informations qui a toujours été effectué par la recherche. Pourtant, les grands éditeurs qui détiennent la majeure partie des publications scientifiques, peuvent aujourd’hui proscrire, par des solutions contractuelles, la fouille de textes et de données – notamment la copie provisoire, techniquement nécessaire afin de la réaliser – aux chercheurs, même lorsque ces derniers disposent d’un accès légal à l’ensemble des publications scientifiques comprises dans les bases de données fouillées.