De la démocratie participative à la recherche coopérative

 

La pensée post-dialogique
De la démocratie participative à la recherche coopérative

 

Projet PARTHAGE
Sciences, technologies et savoirs en société
Agence Nationale de la Recherche (ANR)
projet Agoras (MESHS Lille)

Colloque organisé par Sylvain Lavelle (CETS, ICAM) et Martine Legris Revel (CERAPS, université Lille 2)

 

Programme de la journée

08:30  Accueil des participants

09:00 Introduction au colloque : Qu’est-ce que la pensée post-dialogique ? par Rémi Lefebvre (Ceraps, université Lille 2) et Sylvain Lavelle (CETS, Icam)

09:30  "Le dialogisme avant le dialogue? Logique de l'interlocution vs éthique dialogale", par Grégory Corroyer.

10:00  Après Habermas ? par Laurence Monnoyer-Smith (UTC Compiègne)

10:30  Pause

10:50  Après Latour et Callon ? par Laurent Mermet (Agroparistech)

11:20  La pensée post-dialogique : thèmes et problèmes, par Sylvain Lavelle (CETS Icam)

11:50  Discussion générale

12:20  Repas

13:30 : Pour une approche interactionniste des scènes participatives. L'exemple des débats publics et des conférences de citoyens, par Rémi Lefebvre (CERAPS)

14:00  Questions de discussion et de traduction, par Fernand Doridot (CETS Icam)

14:30  Pause

14:50  Le dialogue à l’épreuve du débat public,

15:20  Le dialogue et l’enquête du public, par Martine Revel (CERAPS université Lille 2)

15h50  Le dialogue au travail,

16h20  Discussion générale

16h50  Conclusion du colloque : Dominique Bourg (IPTEH, université de  Lausanne)

17h20  Cocktail

Problématiques de la journée

D’un point de vue historique, le dialogisme a fini par s’imposer comme un fondement philosophique - certains diraient ‘idéologique’ - de l’échange social entre individus et communautés porteurs de rationalités hétérogènes. Sans nul doute, il importe au plus haut point dans le contexte des sociétés complexes de pouvoir établir un dialogue entre acteurs, qu’ils soient gouvernants, experts, décideurs, élus, travailleurs, fidèles ou citoyens. Pour autant, le dialogisme est-il le nouvel ‘horizon indépassable de notre temps’, pour reprendre la formule de Sartre à propos du marxisme ?

Il est devenu commun à la suite de Habermas d’associer le dialogue ainsi que la doctrine qui s’en réclame, le dialogisme, à la « pensée post-métaphysique ». Cette forme de pensée caractéristique de l’époque manifeste la sortie de la « pensée métaphysique » et substitue le paradigme de la communication à celui de la conscience. Ainsi, de même que la communication fonctionne comme un médium générique, l’activité de communication ou agir communicationnel apparaît comme le mode normal de l’échange humain dans la vie sociale. De plus, le dialogisme dans sa forme rationnelle, la raison dialogique, propose de faire de la discussion argumentée visant la compréhension et l’entente mutuelles la condition de tout discours valide.

La raison et l’activité communicationnelle sont à l’œuvre dans l’espace public où se produit la confrontation en même temps que la composition des discours dans l’ordre scientifique, moral, légal, artistique, ou autres. Le principe de discussion rationnelle qui en découle, en référence à la notion de « situation idéale de parole », inspire quant à lui une multitude d’applications en faisant valoir les normes de liberté, d’égalité et d’inclusion dans la prise de parole. Dans la dernière version qu’il en donne, Habermas identifie quatre idéalisations fondamentales qui sont présupposées selon lui dans l’agir communicationnel, de même que quatre présuppositions pragmatiques (Habermas, Idéalisations et communication):

  1. La publicité et l’inclusion : quiconque peut apporter une contribution pertinente à la controverse dont une prétention à la validité est l’objet ne peut être exclu.
  2. L’égalité des droits dans la communication : tous reçoivent les mêmes chances de s’exprimer sur la question débattue.
  3. L’exclusion de toute mystification ou illusion : les participants doivent penser ce qu’ils disent.
  4. L’absence de contrainte : la communication doit être affranchie de toute restriction susceptible l’empêcher la manifestation du meilleur argument et de déterminer l’issue de la discussion.   

Le principe de discussion cependant n’est pas juste une construction théorique, il a également une portée pratique : il se retrouve de façon explicite ou implicite dans des dispositifs concrets de démocratie participative, tels que les débats publics, ou les jurys citoyens, de même que dans les dispositifs d’enquête ou de recherche coopérative, tels que les forums hybrides. On peut définir de façon sommaire la participation démocratique comme le procès dynamique d’inclusion des citoyens dans des arènes de discussion, de gestion et de décision plus ou moins ouvertes a jeu de la démocratie et où sont en jeu des affaires publiques et des biens communs. De même, on peut définir la recherche coopérative comme le procès dynamique de la recherche menée dans le cadre d’un échange entre experts et profanes au moyen de la traduction, de l’hybridation et de l’apprentissage et visant une construction en commun (co-construction) des connaissances. Le lien entre procédure dialogique, démocratie participative et recherche coopérative est explicite dans certains écrits relatifs à la participation et à la coopération des acteurs: ‘Les procédures dialogiques (…) sont destinées à organiser une recherche coopérative entre spécialistes et profanes’ (Callon et alii., Agir dans un monde incertain, 2001, p. 340).

Assurément, la philosophie de Habermas n’épuise pas le spectre de la pensée dialogique, et il convient de garder à l’esprit les contributions majeures d’autres penseurs majeurs, tels que Apel, Jacques, Van Eemeren et Grootendorst, ou même Latour et Callon, pour ne citer qu’eux. Cependant, au cœur du problème de la pensée dialogique se trouve la question de l’articulation entre le fait et la norme de la communication, entre le processus et la procédure, entre le descriptif et le prescriptif. Habermas de ce point de vue incarne au plus haut point la tension d’une pensée post-métaphysique qui emprunte la voie d’un procéduralisme dialogique et affiche sa neutralité à l’égard des conceptions substantielles. Or, les procédures de dialogue censées être neutres sont en réalité d’emblée normatives dans leur conception, leur production et leur utilisation en contexte, de même que dans leur réception par les acteurs.

Il est manifeste qu’une grande partie de la discussion dans les débats publics concerne précisément les conditions de la discussion (le « débat sur le débat »), lesquelles sont souvent l’objet d’une contestation et d’une négociation. En outre, dans de multiples arènes, en particulier celles du monde du travail, les conditions de la situation réelle de parole paraissent très éloignées de la situation idéale. Cela n’empêche pas les différents acteurs de reconnaître dans pas mal de cas l’utilité du dialogue, mais un dialogue sous contrainte capable d’articuler de façon plus complexe la discussion, la persuasion et la négociation, de même que l’entente et le conflit. Enfin, pour paraphraser Habermas il semble que la prétention à la validité universelle de la pensée dialogique laisse de côté les éléments du contexte au sens large, incluant aussi bien les structures que les situations. En particulier, il apparaît que la force du meilleur l’argument, principe cardinal de la discussion rationnelle, n’est pas intrinsèque, mais bien extrinsèque, en ceci qu’elle dépend du référentiel des acteurs en présence.   

L’ensemble de ces limites de la pensée dialogique, incarnée de façon exemplaire par Habermas, suggère d’explorer la voie dite par convention ‘post-dialogique’. La pensée post-dialogique dans son principe ne renie pas l’importance du dialogue pour la vie sociale, eu égard à sa fonction majeure de canalisation de la violence physique. Cependant, elle suggère de tenir le dialogue pour une forme d’échange social couvrant un spectre beaucoup plus large que la discussion rationnelle, de sorte qu’elle s’apparente plus à une sorte de « gradient dialogique ». En outre, elle suggère que le dialogue dans sa forme procédurale porte en lui une indétermination processuelle qui laisse ouverts de multiples cadrages thématiques, problématiques et stratégiques possibles. Enfin, elle suggère que le dialogue en tant que procédure dialogique doit tenir compte des référentiels monologiques des acteurs, lesquels, au-delà des données situationnelles, révèlent les données structurales de l’échange. Il s’agit en l’occurrence des habitus, dispositions, arrière-plans (« Background » ou « Hintegrund ») et autres modes révélant l’intentionnalité des acteurs (croyances, désirs, attentes, évaluations, etc.).

Ainsi, il existe des contextes d’échange qui ne satisfont pas et ne satisferont sans doute jamais les critères propres aux situations de paroles ‘libres de contrainte’, ni ne permettent le moindre ‘échange constructif’, un peu sur le modèle du dialogue de sourds. De tels contextes ne sont pas pour autant dénués de sens, ni d’enjeu ou de portée au regard des possibilités qu’offre le conflit, précisément, mais aussi la persuasion, la négociation ou la décision. Ces divers plans ou horizons peuvent du reste constituer pour ainsi dire l’accompagnement, le prolongement ou le dénouement de la discussion proprement dite. Dans ces milieux, les asymétries ou antagonismes divers entre partenaires, que ce soit en termes de positions et de dispositions, de savoirs et de pouvoirs, d’intérêts, de compétences et de ressources rendent la communication ou la discussion problématique - c’est-à-dire difficile, toujours contrainte, souvent conflictuelle et parfois violente. Ces difficultés se manifestent en outre au sein même des dispositifs délibératifs tels que les débats publics ou les conférences de citoyens qui sont censés fonctionner comme autant d’institutions dialogiques optimales. Celles-ci au demeurant sont au service de toute une gamme à géométrie variable de prestations et de performances, au sens parfois aussi vague que fluctuant : information, consultation, concertation, délibération, participation, coordination, coopération.

L’idée fondamentale du post-dialogisme est que le dialogisme doit composer avec des situations de parole et des contextes d’échange et d’activité dans lesquels la communication et la discussion ne peuvent satisfaire les normes de d’argumentation, de liberté, d’égalité, de sincérité, ou d’inclusion. Il est admis à titre d’hypothèse que les relations antagoniques ou asymétriques entre acteurs ne sont pas absentes des contextes de communication optimaux définis en termes de qualité procédurale de la discussion. A plus forte raison, elles sont manifestes dans des contextes de communication non optimaux, où ces relations antagoniques et asymétriques sont normales et parfois maximales en intensité. De façon générale, la pensée post-dialogique, en tant cadre de référence alternatif à celui de la pensée post-dialogique, pose que les conditions dialogiques de l’échange discursif s’articulent avec un ensemble de conditions non dialogiques dont dépend le processus du dialogue, au-delà de la seule procédure. Elle pose également que l’échange discursif en tant que tel, contrairement à ce que suppose Habermas, une condition suffisante, ni même une condition nécessaire de la résolution des conflits, ce en quoi elle ne représente qu’une partie de l’échange social.

Un certain nombre de questions constitueront le fil conducteur de cette journée d’études :

  1. En quoi la « pensée post-dialogique » se différencie-t-elle de la « pensée dialogique » ?
  2. La pensée post-dialogique désigne-t-elle un paradigme unifié alternatif au dialogisme, ou un ensemble d’approches issues de plusieurs disciplines qui entendent seulement se démarquer du dialogisme ?
  3. Comment situer la pensée post-dialogique par rapport aux œuvres de Habermas, de Latour et Callon et d’autres représentants du dialogisme (Van Eemeren, Jacques, …) ?
  4. Dans quelle mesure le post-dialogisme permet-il de surmonter les écueils et les limites du dialogisme présent dans les dispositifs de démocratie participative et de recherche coopérative ?
  5. Quels genres d’épreuve les contextes d’échange non optimaux de nature antagonique ou asymétrique font-ils subir au dialogisme ?
  6. Comment penser le dialogue dans des contextes non optimaux, tels que les débats publics ou conférences de citoyens?
  7. Dans quelle mesure le dialogue s’articule-t-il ou favorise-t-il la dynamique de la société civile, notamment en matière d’enquête du public ?
  8. À quelles conditions le dialogue est-il possible dans le contexte du monde du travail et de l’activité humaine ? 
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