Communiqué de l’Observatoire des débats

Le « grand débat national » :
un exercice inédit, une audience modérée au profil socioéconomique opposé à celui des Gilets jaunes

La fin du « grand débat national » marque une étape cruciale du moment politique singulier ouvert par les Gilets jaunes. Exercice inédit, ce « grand débat national » aura-t-il répondu à la crise politique et sociale qui rythme la vie de notre pays depuis 6 mois ? La démocratie en ressortira-t-elle mieux armée pour affronter les défis majeurs de ce siècle ? Pour répondre à ces questions, il importe de qualifier ce qu’a été cet exercice pour attester la portée politique de ses résultats.

Initiative citoyenne indépendante, lancée fin janvier 2019 par l’Institut de la concertation et de la participation citoyenne (ICPC) et le Groupement d’intérêt scientifique Démocratie et Participation, avec l’appui de Démocratie Ouverte et de Décider Ensemble, en s’associant à un projet de recherche du Centre de recherches politiques de Sciences po (Cevipof), l’Observatoire des débats réunit une centaine d’observatrices et d’observateurs bénévoles. Leur mobilisation a permis, grâce à une grille d’observation commune et un court questionnaire sociopolitique, l’observation de plus de 260 réunions locales (soit 2,9% des réunions répertoriées). Des données ont ainsi été collectées sur les publics réunis (près de 5 000 questionnaires recueillis dans la moitié de ces réunions, soit 1% du public des « réunions d’initiative locale »), mais aussi l’organisation, le déroulement, les thématiques discutées et les propositions formulées lors de réunions locales. Grâce à ce dispositif, l’Observatoire a également observé 17 des 21 conférences citoyennes régionales du « grand débat national », et il conduira l’observation des Assemblées citoyennes délibératives qu’organise le Vrai Débat à partir de fin mai - début juin 2019.

Les constats présentés s’appuient sur un premier dépouillement de ces données qui seront complétées dans les prochaines semaines. Ceux-ci ne traitent pas à ce stade du contenu des discussions et des propositions émanant des réunions locales et conférences régionales observées.

1.      La légitimité limitée du « grand débat national »

Trois critères sont classiquement définis comme caractéristiques de la légitimité des dispositifs démocratiques : le nombre des participants ; l’inclusivité et la représentativité des publics assemblés ; et la qualité de leur délibération. Le premier constat que l’on peut faire sur le « grand débat national », c’est que malgré l’importance des moyens consacrés à sa mise en œuvre et la variété des méthodologies dédiées à l’analyse des résultats, le gouvernement ne s’est doté d’aucun outil pour certifier la légitimité du dispositif.

Dépendant de la seule légitimité de l’exécutif qui l’a organisé, fortement contestée dans ce moment politique, de nombreux acteurs — en premier lieu les Gilets jaunes — ont vu dans ce dispositif une « mascarade », ou sont restés dubitatifs quant à sa transparence, sa sincérité et son impartialité, et sceptiques à la prise en compte de ses résultats par l’exécutif. D’autant plus que c’est justement le refus du gouvernement  de prendre des engagements clairs sur ces exigences qui l’a conduit, début janvier, à évincer la Commission nationale du débat public de la conduite du « grand débat national ». Le contexte politique de son lancement, qui n’apportait pas les garanties d’ouverture, de transparence, de pluralisme, de contrôle démocratique des restitutions, s’est traduit dans toute la période par une indétermination des attentes des Françaises et des Français vis-à-vis du « grand débat national » et une incrédulité vis-à-vis de la prise en compte de ses résultats par l’exécutif. C’est la première explication de la participation modérée au « grand débat national » malgré sa très forte notoriété médiatique.

2.      La participation modérée au « grand débat national » et la représentativité invérifiable de ses résultats

En effet, quelle a été l’ampleur de la mobilisation des Françaises et Français ? Lesministres qui ont coordonné le « grand débat national » ont comptabilisé 506 333 contributeurs distincts sur la plateforme Internet, estimé à environ 500 000 personnes les participants aux réunions d’initiative locale, et l’on compte environ 160 000 contributeurs des cahiers citoyens, initiés par l’association des maires ruraux en décembre, et 17 000 courriers reçus. La somme n’atteint pas les 1,5 millions de participants annoncés. Mais, il ne s’agit pas tant de contester ces chiffres. Force en revanche est de constater qu’en dehors de la participation sur Internet, clairement comptabilisée puisqu’elle suppose une inscription sur le site,il n’y aura jamais que des estimations pour les autres dispositifs du « grand débat national » puisque aucun comptage n’a été réalisé. De plus, pour tous les « sites » (la plateforme Internet, les réunions d’initiatives locales, les cahiers citoyens et courriers individuels), hormis les conférences citoyennes régionales, aucun outil n’a été mis en place pour connaître les publics, s’assurer de leur représentativité et évaluer le caractère inclusif des dispositifs. Seules les données collectées par l’Observatoire des débats permettent d’en apporter une connaissance.

De ce fait, le gouvernement n’a pas la possibilité de dire en quoi les propositions tirées des contributions sur Internet, des réunions locales, des cahiers citoyens et courriers reçus, des conférences régionales, se complètent parce que les publics de ces dispositifs seraient complémentaires, ou se dupliquent parce qu’elles émanent de publics aux profils similaires, comme les premiers résultats de l’Observatoire le laissent penser. Aussi, les « Paroles de Français » présentées le 8 avril par le gouvernement et ses prestataires ne forment pas un ensemble représentatif des priorités d’action souhaitées par les Françaises et Français, malgré la forme consultative et sondagière privilégiée par l’organisation du « grand débat national ». Seules les analyses qui seront produites par différents collectifs de chercheurs ou de citoyens permettront de préciser la nature et la portée des attentes exprimées par les Françaises et Français et les variations observées entre les propositions formulées sur les divers sites du « grand débat national ».

L’exercice du « grand débat national » est un dispositif inédit par son ampleur, pour lequel très peu de points de comparaison existent en France, en Europe ou dans le monde. Les exemples étrangers sont difficilement comparables. En France, seul le débat national sur  l’avenir de l’École lancé par le gouvernement à l’automne 2003 offre une comparaison et des enseignements méthodologiques sur lesquels le gouvernement ne s’est pas appuyé dans le design du « grand débat national ». Si l’on compare l’audience des 26 000 réunions publiques ayant alors réuni un million de personnes à l’estimation de la participation aux réunions d’initiatives locales, la participation au « grand débat national » apparaît deux fois moindre. Sans doute parce que l’amplitude des questions abordées par le « grand débat national » n’a mobilisé aucune population particulière (alors que la moitié des enseignants avaient participé au débat sur l’École), et d’autre part parce que la plateforme Internet a canalisé beaucoup plus fortement la participation mais en attirant d’abord une population d’internautes actifs.

3.      La géographie sociopolitique des réunions locales : un phénomène urbain coloré politiquement

Une fois apurée, la liste des réunions d’initiative locale comptabilisées sur le site du « grand débat national » s’établit à 9 300 réunions, tenues dans 4 460 communes distinctes, pour l’essentiel en France métropolitaine (66 Outre-Mer et 220 à l’étranger). Une commune sur huit a donc accueilli une réunion d’initiative locale (alors qu’une sur deux avait mis en place un cahier de doléances), l’ensemble des réunions attirant moins de 0,9% de la population adulte de la France métropolitaine. 61% des Françaises et Français ont pourtant eu l’occasion, s’ils le souhaitaient, d’assister à au moins 1 réunion locale dans leur commune de résidence, et la quasi-totalité ont pu avoir accès à une réunion locale à moins de 20 km de chez eux. Ce n’est donc pas un défaut de couverture territoriale qui peut expliquer le volume modéré de participation.

Mais l’expérience du « grand débat national » qu’ont pu faire les Françaises et les Français était très différente selon qu’ils ou elles habitaient une commune rurale, une petite ville ou une grande ville (plus de 30 000 habitants) : la moitié des Françaises et des Français vivent dans des communes de moins de 10.000 hts et la plupart n’ont eu le choix d’assister, s’ils le souhaitaient, qu’à une seule réunion organisée par un élu, leur maire, celui d’une commune proche ou leur député, traitant des 4 thématiques du grand débat à la fois. Pour l’autre moitié des Françaises et des Français vivant dans des villes plus grandes, les possibilités de choix des thématiques et des organisateurs étaient plus larges. Cela a contribué à faire du « grand débat national » d’abord une affaire de citadins.

Si l’on examine les territoires qui n’ont pas organisé de réunions locales, il apparaît difficile, à ce stade, de les qualifier selon les caractéristiques socioéconomiques des communes concernées. En revanche, on peut souligner une corrélation significative entre la densité des réunions locales et le vote pour E. Macron au 1er tour des présidentielles : 22% des communes où E. Macron a obtenu plus de 30% ont organisé des réunions locales, alors que seulement 1,2% des communes où E. Macron a obtenu moins de 12%, l’ont fait.La part des élus et de leurs collaborateurs dans l’organisation des réunions locales (une sur deux) témoigne également de la forte mobilisation de la majorité présidentielle dans le « grand débat national ». Ce poids doit être regardé dans la perspective des municipales de 2020 : les maires ayant choisi d’organiser une réunion locale ou de ne pas le faire (en se contentant de mettre en place un cahier de doléances) se sont positionnés en fonction de cette échéance électorale, d’autant qu’ils ont été très directement sollicités par le président de la République au début du « grand débat national ». Une analyse fine de cet enjeu politique devra être entreprise.

4.      Une sociologie des publics du « grand débat national » inverse de celle des Gilets jaunes

Les grands traits du public des réunions d’initiative locales dessinent une population relativement âgée (57 ans de moyenne d’âge, avec une médiane à 62 ans), composée de plus d’hommes (55%) que de femmes (45%), des retraité·e·s (49%) pour près de la moitié, de 38% d’actifs. Les jeunes sont moins nombreux que dans la population générale mais les principaux absents sont les jeunes actifs entre 30 et 40 ans. Très peu de personnes des minorités visibles étaient présentes dans les salles du grand débat, du fait notamment du très faible nombre de réunions organisées dans les quartiers de politique de la ville. 62% des personnes déclarent avoir un diplôme de l’enseignement supérieur, chiffre particulièrement élevé par rapport à la situation de la population française. Près des ¾ des participants (72% contre 58% en France aujourd’hui) sont propriétaires de leur logement. Ce capital social plus élevé est confirmé par le fait que 2/3 des personnes déclarent s’en sortir plutôt (54%) ou très (10%) facilement avec leurs revenus. ¾ des répondants sont satisfaits de la vie qu’ils mènent, plus nombreux encore de leur lieu de résidence, mais plus de la moitié considèrent que leur situation personnelle va se dégrader, le paradoxe s’expliquant en partie par l’âge des participants (50% ont 62 ans ou plus, et plus d’un quart 70 ans et plus). Un participant sur deux déclare que c’est la première fois de sa vie qu’il prend part à une réunion publique. Public peu engagé donc, cela se vérifie dans les réponses aux questions d’attitudes sociopolitiques, assez proches de celles régulièrement mesurées pour l’ensemble des Français.

Le tirage au sort des participants aux conférences citoyennes régionales (un échantillon national de près de 1500 personnes tirées au sort réparties dans les conférences en fonction de leur lieu d’habitation) n’a paradoxalement que très partiellement redressé ce profil des participants, en particulier quant au niveau d’éducation très élevé également constaté. Alors qu’il s’agissait en France de la première assemblée tirée au sort à l’échelle nationale, à l’instar de la confiance que d’autres pays européens ont déjà témoigné dans le tirage au sort pour représenter la population et lui permettre de délibérer sur des sujets majeurs et souvent clivants, on ne peut que regretter la précipitation constatée dans le préparation des conférences citoyennes régionales qui entache l’exercice de forts biais méthodologiques (recrutement des participants mais aussi absence de dossier de base pour la délibération dû au calendrier choisi) et en limite sérieusement la portée.

Quant au site Internet, aucune donnée, hormis le code postal, n’est disponible sur les contributeurs. L’Observatoire des débats a souhaité passer un questionnaire auprès de ceux-ci avant la fin du « grand débat national », mais sa sollicitation est restée sans réponse depuis fin février. Compte tenu du nombre élevé de contributions par contributeur (près de 4), on peut penser qu’il s’agit d’internautes actifs dont les études sur les usages d’Internet montrent régulièrement qu’ils sont significativement différents de la population générale, en particulier par leur niveau d’éducation.

Les dispositifs du « grand débat national » ont donc réuni une France âgée, plus masculine que féminine, au niveau d’éducation très élevé, propriétaire, plutôt satisfaite de ses conditions de vie (revenu et logement). Ces écarts par rapport aux caractéristiques moyennes de la population française sont habituellement notés à propos des publics des dispositifs participatifs locaux, et alimente la critique de leur manque de représentativité. Sur toutes ces caractéristiques, les publics du « grand débat national » s’opposent trait pour trait à ce que plusieurs travaux de recherche nous disent de la sociologie des Gilets jaunes, à savoir une population moins âgée d’une dizaine d’années en moyenne, plus féminine, comprenant moins de propriétaires, et composée majoritairement de personnes actives (un tiers de retraité·e·s), salarié·e·s (majoritairement en CDI) ou travailleur·se·s indépendant·e·s, mais pauvres et vivant dans une situation précaire : chômage plus élevé, revenus plus faibles, santé et relations sociales plus dégradées.

En conclusion de ce premier examen des données recueillies par l’Observatoire des débats, force est de constater que les choix d’organisation du « grand débat national » ont témoigné d’une grande méfiance de l’exécutif vis-à-vis de la participation et de la délibération populaire qui, en retour, a frustré les attentes des Françaises et des Français et limité leur participation. Celle-ci doit être mis en regard de la mobilisation des Gilets jaunes : finalement les divers sites du « grand débat national » n’ont pas attiré plus de participants que les premiers rassemblements sur les ronds-points et manifestations, ou de contributeurs que les réseaux sociaux des Gilets jaunes. Mais nos travaux montre qu’il ne s’agit pas des mêmes populations. Reconnaissons donc les multiples formes de représentation de populations plurielles qui ont été expérimentées : assemblées populaires et manifestations de rue, réunions locales, site Internet et réseaux sociaux, assemblées tirées au sort… Chacune a sa légitimité démocratique et les enjeux les plus cruciaux peuvent y être partagés. L’issue à la crise sociale et politique reste  alors à l’invention de nouvelles formes de représentation démocratique qui n’opposent pas des citoyens à d’autres, mais définissent autour de quels enjeux et avec quels acteurs collectifs la vie sociale et politique peut se structurer à neuf. L’apport du « grand débat national » à cet objectif ne peut être évalué qu’en regard des autres formes d’expression et de représentation déployées dans ce moment politique si singulier pour produire de l’égalité, de la solidarité et de la liberté.

Contact

Jean-Michel Fourniau, Gis Démocratie et Participation : jean-michel.fourniau@ifsttar.fr

Martial Foucault, CEVIPOF : martial.foucault@sciencespo.fr

Pierre-Yves Guihéneuf, Institut de la Concertation et de la Participation Citoyenne  py.guiheneuf@concerter.org

https://observdebats.hypotheses.org/